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Mémoire de microscope

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
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ALERTE A LA MENINGITE

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La flamme ronronne à son rythme accéléré. Son souffle n'est pas vraiment un grondement, mais l'oscillation de sa lumière semble une mise en garde. Le bleu sort du jaune avant de s'évanouir dans la couleur du feu.

Le fil de platine brise l'harmonie des formes ogivales en affublant le cône chaud de moustaches impertinentes. Les microbes ainsi transportés à leur destin grésillent dans cette géhenne. La masse se recroqueville, noircit, rétrécit avant de devenir une petite poussière blanche qui s'effrite sur la table. Joséphine a prélevé une grosse colonie. Il faut longtemps à maître Bunzen pour la réduire à son état final. "Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras poussière." Joséphine passe son temps à faire suivre ce cycle à tous les micro-organismes qu'elle rencontre. Pendant cet aller et retour direct, elle s'amuse à les observer. C'est son métier.

A partir d'une semence invisible, elle peuple d'une couche grasse et épaisse des milieux de culture de tous les genres. Cette production n'exige en général que 24 heures d'incubation, bien au chaud dans l'étuve. Les légumes du jardin demandent plus de temps, mais au moins, ils nourrissent leur homme. Puis de caca à fumier, ils se retrouvent à nouveau au jardin et le cycle recommence.

La vie n'est que l'émanation de ce phénomène. Chaque jour, des milliers de mâles et de femelles transmettent le code de cette merveilleuse organisation à leur descendance. Mais contrairement aux êtres évolués, les bactéries ne partagent pas leurs gênes avec un partenaire pour se reproduire. Elles se divisent pour former deux nouvelles unités identiques. Quelle aubaine de rajeunissement ! Certains pensent avoir inventé le clonage. Sont-ils conscients qu'il s'agit d'un mode de reproduction primitif ? L'évolution a opté pour la sexualité. Est-ce seulement pour le plaisir ?

Joséphine prélève à nouveau une colonie, en étale une infime partie sur une gélose, puis détruit le surplus à la flamme. Cette fois-ci, la cendre est tellement petite qu'elle ne tombe même pas sur la table. La technicienne recommence et recommence. Il y a beaucoup de travail, aujourd'hui. L'anse de platine grésillera souvent. Mais la technicienne sait depuis ce matin que le nouveau-né n'alimentera pas de sitôt la masse minérale de la planète. Il se porte bien. De plus les tests classiques et rigoureux ont confirmé l'identification rapide du Strepto B. Tout est pour le mieux.

D'une colonie à l'autre, blanche, rose ou noire, des boîtes de Pétri multicolores à la flamme immuable, l'esprit de Joséphine vogue dans des raisonnements philosophiques sur fond de brume digestive. De la cendre grise tombe à nouveau sur la table noire. Que descend-t-il de la voûte céleste quand Satan nettoie son four ? La Loi aurait-elle envoyé Hitler sur la terre pour rappeler sa puissance à ses microbes ? Ne serions-nous que de simples bactéries sans même l'avantage d'une jeunesse renouvelable ? Allons donc ! La Loi ferait-elle ça ? "Dieu nous a infligé cette épreuve…". La mort n'est que l'aboutissement inévitable de la vie… Des cendres tombent à nouveau sur la table. Longtemps avant les écologistes, Lavoisier avait compris : "Dans la nature, rien ne se perd, rien ne se crée, tout…

La porte s'ouvre. C'est le patron.

- Bonjour, Miss !

Le "boss" a l'air embarrassé. Il s'agit là d'un mauvais présage évident.

- Bonjour, Monsieur !

- Avez-vous reçu la visite du délégué Bio-Milieux ?

- Oui. Vous n'étiez pas là. Il était contrarié de ne pas vous rencontrer.

- Pas moi !

Il accompagne sa phrase d'un soubresaut qu'il croit un rire et qu'il voudrait paillard. Qu'a-t-il à dire ? Laissons mijoter. S'il tourne autour du pot, c'est qu'il a une mauvaise nouvelle. Le temps passe en palabres stupides. Le grand chef blanc raconte une plaisanterie osée. Joséphine ne rit pas. Après tout, elle a autre chose à faire que d'écouter des sornettes. Le patron change brusquement de ton. Il redevient sérieux, se raidit et du ton autoritaire d'un grand médecin, il attaque :

- Je viens d'avoir le docteur Aldo au téléphone. Il a eu un cas de méningite.

- Un enfant ?

- Oui. Il est mal en point. Il a été hospitalisé directement à l'hôpital universitaire. Ils ont déjà détecté un méningocoque.

- En quoi sommes-nous concernés ?

Joséphine se rend bien compte de ce qu'il va dire. Elle s'énerve de le voir ainsi tourner en rond. Bien sûr il sait qu'elle a déjà trop de travail. Pourtant, il va lui demander d'en faire encore plus, beaucoup plus. Il prend des tangentes pour éviter ses légitimes récriminations. La laborantine décide de couper court :

- Combien de recherches ?

- Je lui ai proposé de commencer par la famille, mais il y aura aussi les petits camarades, dans un premier temps, car…

- Combien au total ?

- Vous allez recevoir une vingtaine de frottis.

- Quand ?

- Dans une heure environ. Il les prélève en ce moment.

- C'est tout ?

- Demain, il y en aura encore une bonne trentaine.

- Une bonne trentaine ? Après, c'est tout ?

- Je lui ai conseillé de ne pas prélever l'école tout de suite afin que vous ne soyez pas débordée.

- Vous êtes bien aimable, mais je le suis déjà ! Qu'est-ce que c'est que cette question d'école ?

- L'enfant n'est pas en âge scolaire, mais ses frères le sont.

- Si ces derniers s'avèrent être porteurs, il sera encore temps de penser à l'école. Par contre, ce qui est évident, c'est qu'il va me falloir de l'aide. Qui avez-vous prévu ?

- Le veilleur de nuit pourrait vous décharger.

- Allons, Monsieur, vous savez que les nuits sont déjà débordées. Si peu qu'il y ait des urgences, ils n'ont pas le temps de faire grand chose. De plus, ils sont très peu formés en bactériologie. Leur travail n'est pas toujours très fiable.

- Madame Marquis pourrait peut-être vous dépanner ?

- Peut-être, mais comme d'habitude, elle viendra une demi-heure, puis il faudra…

Il est déjà sorti. Joséphine est découragée. Ce n'est même pas la peine qu'elle se dépêche, elle sera tardive aujourd'hui, très tardive.

 

Il n'y aura pas assez de milieux de culture. Il faut en préparer. Tout en marmonnant, Joséphine emplit de flacons multicolores la casserole à pression, la ferme énergiquement et la met chauffer. Elle est persuadée que c'est le grand chef blanc qui a proposé à Aldo de prélever l'école. Il perçoit un pourcentage de la recette, alors plus il y a de travail, plus il est riche. Mais Joséphine, elle, ne sera pas payée des heures supplémentaires qu'elle va obligatoirement prester.

Françoise Marquis passe la tête par la porte :

- Il paraît que tu vas recevoir des frottis de dépistage de méningocoque ?

- J'ai aussi entendu dire que tu vas m'aider.

- Il est venu me voir, effectivement. J'ai encore pas mal de travail à faire aujourd'hui absolument. Je pars à seize heures, moi. Mes enfants m'attendent chez la gardienne depuis midi. J'avais demande congé cet après-midi. On me l'a refusé. En chimie aussi, il y a beaucoup de travail. Christiane va achever les enzymes. On fera les lipides demain. Mais je ne pourrai quand même travailler chez toi que Trois quarts d'heure.

- Je m'en doutais. Vous avez du boulot, vous aussi. Pourquoi n'engagent-ils pas du personnel ?

- Il paraît que la direction de l'hôpital ne veut pas, soit disant que le remboursement des analyses va encore diminuer.

- Et alors ? L'année dernière, le bilan du labo comptabilisait plus de dix millions de bénéfices. Même si le prix des analyses diminue, il y aura encore de la marge.

 

Enfin, Françoise s'installe devant une flamme au milieu d'une abondance de boîtes de Pétri. Pendant les préparations, la conversation porte à nouveau sur les finances jusqu'à ce que le bel Aldo, tel un enfant en mal de mauvais tours, n'ouvre délicatement la porte en brandissant sournoisement une poignée d'écouvillons. Souriant, il ne peut s'empêcher de narguer les deux grenouilles qui, perchées sur leur tabouret, lui lancent un regard noir :

- Je vous apporte du travail.

Joséphine :

- Cela ne nous fait pas rire. Nous ne sommes pas payées à la pièce, nous !

- Ce n'est pas comme votre patron. Il voulait que je prélève tous les enfants de l'école communale.

- Pour vous, non plus, ce n'est pas une mauvaise affaire !

- Je dois dire que cela va gonfler mon portefeuille. Pourtant, s'il n'avait tenu qu'à moi, je me serais limité à l'entourage immédiat de l'enfant. Mais les instructions de l'inspecteur d'hygiène donnent raison à votre patron. Pour ne pas léser les confrères, la direction de l'école et moi-même avons décidé d'envoyer une note aux parents afin qu'ils prennent contact avec leur médecin traitant.

- Je risque donc d'avoir d'autres frottis que les vôtres ?

- Bien sûr, mais comme c'est moi qui ai la plus grosse clientèle, mes confrères en apporteront nettement moins que moi !

Satisfait de l'air qu'il se donne, Il rit de bon cœur. Joséphine sourit.

- Dites-moi, Monsieur Modeste, tout cela est-il bien nécessaire ?

- Une partie, oui, peut-être, mais certainement pas tout. Les directives sont ainsi. Aller à l'encontre risquerait de m'attirer des ennuis et, en plus, ce serait contraire à mon intérêt personnel. De toute façon, cela ne fait pas de tord aux patients.

- Certainement pas ! Par contre, l'Assurance Maladie en fera les frais.

- Puisque l'inspecteur d'hygiène le veut, Dieu le veut !

- Bien sûr, bien sûr. Tu entends, Françoise ? Tu sais maintenant pourquoi nous allons être débordées de travail.

- Toi peut-être, mais moi, je vais bientôt partir et demain, je suis en congé.

Aldo, taquin :

- Vous devrez venir. Votre patron me l'a dit : il va réquisitionner tout le personnel.

- Ma carte de congé est signée. Je ne viendrai pas.

D'un geste significatif, elle exprime son manque d'intérêt pour les affaires présentes. Aldo sort à reculons, mimant quelqu'un qui s'éclipse en douce. Les deux femmes lui rendent son salut de la même manière.

Un peu plus tard, c'est à dire deux piles de boîtes plus tard, Françoise range son matériel, asperge sa table de désinfectant, l'essuie méticuleusement et salue :

- Tu feras bien ?

- Je n'ai pas le choix.

Aldo est revenu. Il s'appuie au chambranle de la porte. Visiblement, il s'amuse beaucoup. Françoise est sortie. Il reste là encore un moment, silencieux, puis il dit :

- Tu me feras aussi une recherche de strepto A, car il y en a beaucoup qui circulent en ce moment. Dans cette famille, ils ne sont pas vraiment en bonne santé. Ils ramassent tout ce qui passe. Tu seras bien aimable de me réaliser une culture complète.

- C'est le même prix, même si c'est plus de travail.

- Tu en as encore pour longtemps ?

- Oh la-là ! J'aurais dû apporter mon souper.

- Je suis loin d'avoir terminé également. J'ai une consultation dans une heure et encore beaucoup de visites à faire à domicile.

- Médecin, c'est un dur métier tout de même.

- Je ne me plains pas. Il y a des confrères qui attendent à longueur de journée qu'un patient les appelle, surtout dans les grandes villes. J'en connais dans la région qui n'en mènent pas large.

- Heureusement, je ne suis pas concernée par cette problématique de la dévalorisation de la profession médicale. Bon, il est grand temps que je m'applique sérieusement. Vous ne restez pas avec moi pour m'aider ?

- Ce genre de travail n'est pas assez bien payé pour moi. Tiens, ton patron est déjà parti ?

- Évidemment ! Il lui en faut plus que quelques frottis de dépistage pour le retenir.

- Biologiste, c'est quand même la planque !

- Pourquoi ne vous êtes-vous pas spécialisé dans cette branche ?

- Je n'ai pas réfléchi à tout cela à l'époque. Allez, à demain et bon travail.

- Pareillement.

Avec Aldo, la conversation prend toujours la même tournure. Il aime plaisanter et est très porté sur l'aspect rentable des choses. Par contre, c'est un très bon médecin, très consciencieux. Il ne ménage pas sa peine d'homme intelligent. Sur le plan professionnel, Joséphine l'apprécie beaucoup. Pour le reste, ils se contentent de taquiner leurs différences. Somme toute, ils s'entendent très bien. Il faut dire qu'Aldo est issu de la classe ouvrière et cela se sent dans ses contacts.

 

Il est maintenant dix-neuf heures trente. Les ensemencements des vingt frottis d'Aldo sont presque terminés. Le docteur Rémy n'est plus venu depuis au moins trois semaines. Trois semaines et deux jours exactement. Joséphine trouve le travail lourd.

Les microbes des gorges des parents, frères et sœurs, cousins, cousines du petit malade hospitalisé vont dormir bien au chaud cette nuit, dans l'étuve, à l'abri des intempéries que l'humain leur inflige habituellement. Demain, les choses sérieuses commenceront. Comment va le petit malade ? Est-il tiré d'affaire ? Trop tôt pour le savoir.

Joséphine est fatiguée. Elle pense à Rémy dont la conversation lui serait bien agréable en cette période difficile. Elle entend du bruit dans le couloir. Serait-ce lui ? La porte s'ouvre. Il s'agit d'un médecin du même quartier qu'Aldo. Lui aussi tient une poignée d'écouvillons en main.

Non ! Joséphine n'en peut plus de découragement. Pourtant, avec ce praticien-ci, pas question de badiner ! Il s'agit d'une personne de qualité, très distinguée. Chacun doit se tenir à sa place, afin que la terre puisse continuer à tourner.

Joséphine joue donc son rôle :

- Bonjour Docteur.

- Bonjour Mademoiselle. Il y a eu un cas de méningite. Vous êtes probablement au courant.

- Oui, Docteur. Je vais ensemencer vos frottis immédiatement.

Elle le décharge des prélèvements. Il salue et s'en va.

Joséphine étouffe, oppressée par ce travail interminable. Dans son énervement, elle bouscule un tabouret qui, tout étonné, oscille mais ne tombe pas. Elle soupire en pensant à Rémy. La fatigue met ses petites blessures à vif. Une seule visite de son ami la dédommagerait de ces trop nombreuses heures passées dans ce laboratoire ingrat. Elle se sent seule et incomprise. La gorge nouée par le poids de sentiments confus, elle sort du frigo les boîtes nécessaires à l'ensemencement du nouvel arrivage. Elle place les milieux dans l'étuve pour les préchauffer, car les méningocoques ne supportent pas le froid. Ils sont moins fragiles que les gonocoques, leurs cousins, mais la réussite de leur isolement demande néanmoins beaucoup de rigueur. Depuis combien de temps, ce médecin "bien comme il faut" a-t-il prélevé ces échantillons ? Les a-t-il gardé au chaud ? Moins d'une heure ? Si ce n'est pas le cas, Joséphine pourrait très bien les laisser au bon soin de la garde de nuit qui s'en occuperait plus tard, car tout espoir de retrouver les fameux microbes vivants serait déjà perdu. Mais… Donnons toutes ses chances au travail. Encore un petit effort : pas plus d'une demi-heure ! Après une tasse, une cigarette et un mot à la secrétaire, les boîtes auront pris la bonne température, ce sera la dernière ligne droite de la journée.

Tout est terminé pour aujourd'hui. La table est désinfectée, chaque chose est à sa place : les microbes au chaud dans l'étuve, le matériel rangé sur les étagères.

Les épaules pesantes, l'estomac aux abois, Joséphine se sent néanmoins soulagée, libérée d'une journée lourde de surprises. Travailleuse méritante, elle va enfin pouvoir savourer la paix d'un soir qui se ferme sur une conscience tranquille.

 

Le lendemain matin, pour parer aux événements, elle commence sa journée très tôt. Il va falloir s'organiser afin de laisser incuber les boîtes suffisamment longtemps dans la moelleuse tiédeur de l'étuve, juste le temps d'un sommeil prolifique.

Joséphine s'installe au microscope pour la lecture des examens directs. Bien nettoyé, parfaitement réglé, le fidèle instrument dévoile à l'œil curieux de la laborantine quelques premiers secrets des échantillons qui lui ont été confiés. N'est-ce pas un plaisir d'observer les images bien nettes d'une multitude de nos éléments invisibles : les cellules de la gorge, du vagin ou la flore intestinale, c'est à dire la multitude des microbes de l'intestin… Cette femme se paye une sérieuse infection urinaire à Gram négatif ! Cet homme a probablement traîné ses sentiments à des endroits fort fréquentés… L'ami microscope raconte tout à la laborantine. Une commère de village ne pourrait pas en faire autant. Négatif. Négatif. Voici un bébé dont les selles sont acidifiées par le lait maternel. Ce n'est pas bien grave. Négatif. Ce monsieur a déjà probablement pris beaucoup d'antibiotiques : Ses expectorations sont envahies par des levures. Le pauvre doit être mal en point ! Un cancer ? Négatif. Négatif. Ah ! Ici, il s'agit d'une angine de Vincent : de magnifiques spirilles se tordent au milieu de fusiformes majestueux. Négatif. Négatif. La série est aussi longue que diversifiée. Joséphine ne travaille pas, elle s'amuse.

Du fait de l'heure matinale, le laboratoire est très calme, ce qui renforce le sentiment d'effectuer un travail inhabituel, particulier. Cette journée sera spéciale. La laborantine ne doit pas penser à la masse de besogne fatiguante que son esprit accomplira aujourd'hui, ce serait trop décourageant. A chaque instant, elle savoure l'image qui s'offre à elle, le geste rigoureux qu'elle accomplit, chaque raisonnement qui lui permettra d'acheminer pas à pas les analyses vers leur conclusion.

L'heure est maintenant venue de sortir les boîtes de l'étuve. Il y en a beaucoup. Il est question de ne pas les mélanger. Pratiquons avec ordre et méthode : Ces géloses chocolat ne peuvent pas prendre froid. Laissons-les au chaud. Rangeons d'abord les autres sur la table, par ordre numérique. Maintenant un choix s'impose : d'abord lire la routine ou regarder les recherches de méningocoques ? Il est trop tôt pour que ces derniers aient pu se développer. Allons donc pour la routine ! Le grand cahier prend sa place au milieu de la table. A droite, les couleurs variées. A gauche, la paillasse noire.

Les lectures commencent par un frottis de gorge. Ici, rien de spécial à signaler : la flore est normale. L'examen direct l'était aussi. La recherche de streptocoque hémolytique est terminée : négative. Les autres géloses retourneront dans l'étuve. Joséphine les place devant elle, comme une frange le long du mur, au bord de la table. Elle note ses observations dans le grand cahier. Par quelques signes conventionnels, elle indique à la secrétaire le contenu du protocole partiel qui sera envoyé dès cet après-midi au médecin traitant.

Voici une culture de selles. Le petit tas est composé de cinq boîtes. La laborantine les regarde attentivement : Sur celle-ci, rien de particulier. Elle est terminée. L'autre présente trois types différents de colonies qui méritent une investigation. A l'aide d'un feutre, la laborantine inscrit une annotation sur le couvercle et place la boîte à sa gauche. La même opération se répète pour les trois suivantes. Plus tard, elle reprendra la pile ainsi constituée au fil des lectures. A l'aide de l'anse de platine, méticuleusement, elle prélèvera les colonies bien isolées et les ensemencera sur des milieux qui, tout en les reproduisant, fourniront déjà une orientation en ce qui concerne leur identification.

Joséphine continue. Elle passe en revue les petits tas aux couleurs séduisantes. De la main droite, elle note des remarques ou des résultats dans le grand cahier. Devant elle, elle place les boîtes qui doivent encore incuber. A sa gauche, elle dispose en différentes piles celles qui ont des secrets à dévoiler. Elle les reprendra une à une pour en extraire des bactéries suspectes. Celles qui n'ont plus rien à livrer, finiront dans l'incinérateur.

La technicienne est maintenant en arrêt devant une gélose brune et luisante. Il s'agit d'un milieu très riche en substances nutritives sur lequel un frottis de mâchoire infectée a été ensemencé. Des streptocoques viridans, hôtes normaux de la bouche, se sont développés ainsi que des fines colonies transparentes. Ces dernières sont si petites qu'en regardant trop vite, on pourrait ne pas les apercevoir. De quelle bactérie s'agit-il ? Ce genre-là n'est pas familier à Joséphine. C'est pourquoi elle se lève, allume le bec Bunzen, prépare du matériel : des porte-objets, de l'eau physiologique et une anse de platine de petite taille.

Elle s'installe maintenant devant cet autre poste de travail. Le métal rougit dans la flamme, grésille ensuite en dessous de la gélose. La laborantine s'applique. Dans un mouvement très lent, elle ravit à leur lit douillet quelques-unes de ces mystérieuses colonies. Elle les met en suspension dans une goutte de sérum physiologique. (C'est de l'eau avec juste ce qu'il faut de sel.) Elle étale de ce mélange sur une lame. Puis, le rectangle de verre entre le pouce et l'index de la main gauche, elle agite la préparation, la passe plusieurs fois de brefs instants dans la flamme. Simultanément, de sa main droite, par des mouvements circulaires de l'anse, elle continue d'étaler le mélange qui s'épaissit peu à peu jusqu'à devenir tout à fait sec. Après un dernier passage au feu, la lame est maintenant prête pour la coloration.

Joséphine se lève et se dirige vers un petit évier en inox. Il est garni de flacons compte-gouttes bruns et d'une pissette en plastic blanc. Le tout est taché d'auréoles rouges, bleues et mauves. La technicienne ouvre le robinet, saisit une première bouteille, laisse tomber quelques larmes bleues sur les microbes fixés au verre. Elle rince à l'eau courante, puis avec un liquide brun à l'odeur âcre, encore à l'eau. Avec la pissette blanche, elle asperge la lame d'un beau jet d'alcool. Non, elle ne veut pas enivrer les bactéries ! Qu'allez-vous imaginer là ? Le spiritueux, dénaturé à l'éther, enlève complètement les premiers colorants. Y comprenez-vous quelque chose ? Moi non plus, mais Joséphine certainement, car elle semble sûre de ses gestes et ne paraît aucunement étonnée. Elle lave encore la lame à l'eau, puis l'inonde d'un rouge violent, sanguin, qui rosit tendrement en se dissolvant dans l'eau courante. Elle lave encore, mais ne recommence plus le coup de l'alcool. Elle tapote la préparation sur du papier absorbant et achève de la sécher à la flamme, délicatement.

La voici maintenant installée au microscope. L'appareil lui montre des bacilles de petite taille ou plutôt des points ovoïdes accolés deux par deux dans le sens de la longueur. Tout est rouge. Normal, me direz-vous puisque l'alcool a enlevé le bleu. Pas du tout. Si vous lui posiez simplement la question, notre laborantine vous expliquerait qu'en fait le premier colorant est parti parce qu'aucune bactérie ne l'a retenu. Cette coloration, mise au point par un certain Gram qui lui a donné son nom, est la base de la classification des bactéries. Elle est fondée sur la composition de leur membrane. Suivant que cette dernière laisse ou non passer le solvant, les germes perdent le bleu ou le gardent. On dit qu'ils sont Gram négatif ou Gram positif. Nous voici donc en face de bacilles Gram négatif. Très bien ! Mais lesquels ? Il va falloir les identifier, leur donner un nom précis et exact, leur nom qui nous renseignera sur leur pouvoir pathogène et sur les pièges éventuels du traitement. Dans la bouche, de ce genre-là, il devrait s'agir d'un hémophilus. Isolons-le d'abord. Ensuite, nous vérifierons cette hypothèse. Nous préciserons l'identification ou nous chercherons le cas échéant dans une autre direction, dans une autre gamme de bactéries de la même apparence. Joséphine note tout cela dans le grand cahier, marque la boîte du sceau de sa destinée, la met à gauche, seule, bien en évidence. L'analyse n'en est qu'à ses débuts. Ici, on sort de la routine.

Joséphine a repris sa place devant le grand registre. Elle lui rendra des comptes pendant encore au moins une bonne heure. De temps en temps, elle libère la table en expédiant les microbes vidés de leurs secrets dans le sac jaune de la stérilisation. Celui-ci, béant, les attend à portée de mains. Glouton, il avale ses proies sans déglutir, à la grande satisfaction de la maîtresse des microbes : Les boîtes qu'elle jette de bon cœur, n'ont plus rien à livrer. Elles n'exigeront plus aucun effort. Elles représentent le travail terminé, la tâche accomplie. Chaque jour, plus elle jette, plus notre laborantine se conforte dans un sentiment de netteté rigoureuse mêlé de la satisfaction sereine d'avoir réalisé ce qui devait l'être. A condition de ne pas regarder en avant, de ne pas imaginer le bagne futur, chaque présent est une joie, un pas en plus vers la conclusion de l'analyse en cours. Ne pas voir celle qui commence, se satisfaire de celle qui finit. Regarder le commencement, non pas comme le début d'une lutte avec l'inconnu et la fatigue, mais ne considérer en lui que le départ d'une aventure toujours renouvelée. Attention Joséphine ! Tu vas penser à la longue liste de gestes répétitifs qu'il te faudra accomplir aujourd'hui. Prends garde, tes épaules s'alourdissent déjà. Regarde plutôt chaque analyse séparément : tu l'emmène par la main vers sa conclusion, tu fourniras le résultat scientifique qui rassurera le médecin ou le confortera dans son sombre diagnostic. Tu aideras ainsi cet homme à prescrire la drogue adéquate. Ne vois que ce cas-ci : Il s'agit d'une infection urinaire. Demain ton antibiogramme déterminera la liste des désinfectants efficaces. Dans quelques jours, les douleurs de la patiente ne seront plus qu'un souvenir. La guérison procurera à cette femme un sentiment de bien être qui, tel une aube ensoleillée, criera "au printemps, au printemps" à tout son corps ravivé.

Midi approche. Joséphine n'a toujours pas terminé ses lectures. Elle a dû consulter plusieurs fois le microscope. La journée est riche en bactéries rares, en cas bizarres. La garde dépose continuellement des prélèvements dans le frigo. Aldo doit encore apporter trente recherches de méningocoque… Non, Joséphine ! Ne pense pas à cela. Regarde ici : Il est question d'une belle salmonelle. Il faut que tu téléphones ce résultat pathologique au médecin.

La porte est ouverte. Il est midi. Le laboratoire se calme peu à peu. Les techniciens partent manger les uns après les autres, au gré du déroulement de leurs analyses. Joséphine tient absolument à terminer les lectures avant le dîner. Elle s'applique intensément. De l'autre côté de la porte, la ruche est en repos. Les locaux se détendent, l'esprit de Joséphine aussi. Le réseau des problèmes à résoudre semble moins serré, les chemins plus souples. Tout à coup, elle a l'impression d'une présence derrière elle. Étourdie par la profondeur de son application, elle se retourne sans conviction. Mais la voilà tout à coup agréablement surprise ! Elle éclate d'un sourire tellement large, tellement grand, qu'il lui barre toute la figure. Rémy est là, debout, bien présent derrière elle.

- Quel plaisir de vous voir ! Bonjour !

Il sourit, un peu espiègle :

- Bonjour !

- Je ne vous ai pas entendu arriver.

- Je suis entré sans bruit. La porte était ouverte. J'ai eu envie de vous surprendre.

- Vous m'apportez un prélèvement ?

- Non, je suis seulement venu vous saluer.

- ça c'est aimable !

Rémy est là, présent de toute sa gentillesse. Il paraît fragile dans sa minceur. Il regarde Joséphine les yeux grands ouverts, presque écarquillés. Son regard semble un point d'interrogation. Sa bouche va, dirait-on, poser une question. La jeune femme est face à lui, souriante et attentive. Elle voudrait répondre à ce qu'il ne formule pas, être douce. Il ne prononce pas les mots qu'elle attend. Il fuit son regard. Mais voilà qu'il la fixe ! Elle se sent rougir. Il sourit et dit :

- Vous paraissez fatiguée.

- J'ai beaucoup de travail.

- En effet, votre table est fort encombrée.

- Il y a encore des boîtes à l'étuve.

- Pourtant, il fait calme en ce moment.

- Il y a eu un cas de méningite. L'enfant a été hospitalisé à l'hôpital universitaire, mais nous recevons les frottis de contrôle de son entourage.

Toujours en point d'interrogation, le regard du médecin se tient loin de la conversation. Posera-t-il la question ? Il hésite, se mordille les lèvres, puis sa bouche s'ouvre sur des banalités.

- Vous êtes courageuse. Vous n'allez pas dîner ? Tous vos collègues sont partis.

- Justement, cette accalmie est propice à la concentration. De plus, mon acharnement au travail m'a donné l'occasion de votre visite. Qu'espérer de mieux ?

- Vous êtes une flatteuse.

- Pas du tout ! J'aime parler avec vous. Je regrette d'ailleurs que vous vous fassiez aussi rare. Je ne vous ai plus vu depuis le jour où vous m'avez expliqué les expériences de Laborit.

- Vous vous en souvenez encore ?

- Bien sûr ! J'essaye même de les mettre en pratique : j'exprime mon agressivité chaque fois que j'en ressens. Je ne vais pas jusqu'à mordre, mais gare aux emmerdeurs ! Grr…

Elle accompagne ses paroles d'une grimace significative : Le menton en avant, elle montre ses dents. Ses mains, telles des griffes, font mine d'attaquer un ennemi imaginaire. Rémy rit de bon cœur. :

- J'espère que vous n'allez pas défier votre patron de la sorte.

- J'aurais bien envie de lui réserver un sort encore plus cruel, mais que ferais-je sans lui ? L'ordre des choses ne serait plus respecté. Cet homme est institutionnellement indispensable. De quoi me plaindrais-je s'il n'était plus là ?

- Vous êtes vraiment amusante.

- Si nous parlions d'autre chose ?

- De quoi ?

- Nous pourrions nous intéresser aux gens, comme les commères.

- Oh oui ! J'aime beaucoup.

- Vous commencer ?

- Par qui ?

- On fait comme ma voisine : On soulève le rideau - imaginaire ici - et le premier qui passe, on lui tire le portrait.

- Le parc est désert à cette heure-ci.

- Nous pouvons toujours parler des oiseaux et du temps qu'il va faire.

- Il pleut. L'hiver est monotone.

- Le printemps va arriver. Dimanche dernier, je suis allée me promener dans le bois. Les perce-neige sont écloses. La nature n'attend qu'un rayon de soleil pour s'épanouir. Les jonquilles pointent déjà de tendres pousses. Les boutons des primevères ornent de jaune des bouquets feuillus. Les bourgeons des arbres semblent prêts à éclater tout d'un coup.

- Vous aimez la nature.

- Énormément !

- Moi aussi ! Dans nos métiers, nous ne pouvons malheureusement pas vivre en parfaite harmonie avec elle. Nous devons nous contenter de regarder derrière une vitre un parc comme celui-ci ou les quelques arbres de la place la plus proche. Et encore, nous avons de la chance ! Les versants de la vallée sont boisés jusqu'au seuil des maisons adossées aux rochers. Il faut se repaître de la moindre feuille, chaque fois que l'on peut.

- Pourquoi ne pas tout lâcher et courir au bois ?

Il la regarde en souriant, semblant prêt à relever le défi. Elle poursuit, catégorique :

- Ne nous laissons pas emporter par nos rêves ! Le travail est là. Le travail de tous les jours avec ses petites misères et ses grandes joies ou l'inverse, c'est selon l'humeur.

Rémy rit :

- Avec le moral que vous avez, vous ne risquez pas d'être malade.

- Si un microbe passe par-là, je serai bien obligée, comme tout le monde, d'aller vous voir.

- Tout le monde ne vient pas me voir, moi ! De plus, si tous mes patients étaient en aussi bonne santé que vous, je serais obligé de pratiquer une deuxième profession, alimentaire.

- Je ne me plaindrai pas d'être un sujet peu rentable pour la médecine. Par contre, je n'ai pas de mérite à cela. On ne choisit pas l'état de maladie.

- Je pense que la bonne santé est tributaire du moral. Si le psychique va, tout va. Au vieil adage "dans un corps sain, un esprit sain", j'estime qu'il faut ajouter : "et quand l'esprit est serein, le corps va bien".

- Vous, médecin, vous dites cela ?

- Bien sûr ! Je ne suis d'ailleurs pas le seul à penser de la sorte. Je ne fais que prendre très au sérieux la théorie défendue par un groupe de médecins français qui prétendent que chaque maladie a son origine dans un malaise psychologique ou du moins un "mal être".

- Je ne vous crois pas, mais ça m'amuse.

- S'amuser de tout ! Voilà une bonne recette.

- C'est tentant, mais ce n'est pas tout de le dire…

- Effectivement : Tout ce travail n'est pas spécialement amusant.

D'un signe de tête, il désigne la table surchargée de boîtes :

- Aujourd'hui, vous en avez vraiment beaucoup. Je vais vous laisser à votre travail. Pourrai-je également me réjouir de vous quitter ?

- Il en va de votre santé !

Il répond d'un geste de la main et se dirige vers la porte. Joséphine lui lance avec un brin de malice :

- Bon travail !

Il se retourne et, pensif, il répond :

- Merci, également !

Il semble hésiter avant de prendre congé, puis, comme à regret, il se décide :

- Bonne journée et bon appétit !

Joséphine est joyeuse. Elle se sent légère et se replonge gaiement dans ses lectures qu'elle dévore à toute vitesse. Son crayon court sur le papier du grand cahier. Les boîtes sont méticuleusement rangées sur les piles ou jetées sans ménagement dans le sac jaune. Cela fait un bruit de remue-ménage agréable à l'oreille de la laborantine dont l'estomac crie famine. Nous voici au dernier petit tas. Il s'agit d'un frottis urétral de contrôle : définitivement négatif. Parfait !

La table est désinfectée, le tabouret rangé. Joséphine sort, ferme la porte et va dîner.

Rémy est venu. Quelle joie ! Notre laborantine en oublie la masse de travail qui l'attend encore. Tout cela n'a pas d'importance. Seul le moral compte. Aujourd'hui, il sera bon. Au diable le restant. La vie est belle. Joséphine est rayonnante. Elle croise un chimiste devant la pointeuse. Il semble étonné et lui demande :

- ça va ? Tu t'en sors avec tes recherches de méningocoque ?

- Je ne vais pas me laisser abattre avec ça ! Au diable la morosité.

D'un geste, elle fait mine de chasser cette noire perspective de son esprit et continue son chemin, absente de partout. Rémy est venu. Ils se sont regardés. Il est resté au fond de ses yeux.

 

Un quart d'heure plus tard, elle est à nouveau installée dans son local immaculé, le plus bel endroit du laboratoire, là où elle se sent bien. Elle va effectuer les mises en culture au plus vite, car Aldo doit encore apporter ses trente frottis et bien des boîtes attendent dans l'étuve ses attentions particulières. Quelle importance ? La vie est belle !

La chimie se réveille peu à peu. Le bourdonnement arrive jusqu'aux oreilles de Joséphine, mais elle n'entend rien. Elle est trop absorbée par son travail. Son esprit est complètement occupé par l'organisation, le meilleur moyen pour allier qualité, efficacité et rendement. En avant pour les ensemencements, vitesse maximale et pas de faux pas !

Après deux heures de ce régime acharné, la tête vide, elle décide d'aller boire une tasse de café. Mais la garde entre juste au moment où elle se prépare à sortir. Elle apporte encore une grosse poignée d'écouvillons. C'est trop ! La bactériologiste écarquille les yeux :

- D'où ça vient, ça ?

- Docteur Salmon, recherche de méningocoque.

- Combien ?

- Vingt-cinq.

- Très bien tout cela, mais je ne peux pas. Où est le patron ?

- Dîner !

- Il lui en faut du temps ! J'ai besoin de quelqu'un pour m'aider. Je dois encore recevoir trente écouvillons d'Aldo et tous les repiquages m'attendent.

La garde hausse les épaules, écarte les coudes et la tête enfoncée, elle exprime son impuissance, la bouche ouverte, les yeux ronds.

Joséphine met les boîtes à préchauffer dans l'étuve, laisse les frottis sur la table et va boire sa tasse. Pas question de traîner. Elle répète sa requête aux chimistes présents au réfectoire. Les réponses son peu encourageantes :

- Moi, j'ai trop de travail, je ne saurais pas t'aider.

- Moi non plus !

- Popol pourra peut-être ? Demande-lui.

C'est ce que fait Joséphine. Le brave Pol refile son travail, un peu à chacun et, bien content de fuir les machines de la chimie, il s'installe en bactério. Il se prépare à ensemencer les vingt-cinq frottis. Joséphine le surveille du coin de l'œil, car il ne respecte pas toujours la procédure à la lettre. Cependant, aujourd'hui son aide sera quand même précieuse.

Les deux compères sont plongés dans leur travail respectif : Pol aux ensemencements, Joséphine aux repiquages. Le ronronnement des deux flammes plane en souverain sur l'ambiance du local.

Une heure plus tard, la garde entre à nouveau. Elle exhibe un prélèvement de selles :

- Recherche urgente de parasites.

Personne ne répond. Elle dépose le flacon sur la table et sort sur la pointe des pieds.

Joséphine s'adresse à Pol :

- Vous êtes plus fort que moi en parasites. Si vous voulez vous en occuper, j'achèverai votre travail.

- Dans ces conditions, je ne demande pas mieux.

- Popol, vous êtes le roi des parasites. Que ne ferais-je pas, majesté pour vous servir ?

Il rit de bon cœur, fier en lui-même du jugement de Joséphine et parfaitement convaincu, à juste titre, qu'elle a raison. Il peut se pavaner, car il est fort, très fort en parasites. Va-t-il en trouver ?

La technicienne abandonne les repiquages pour continuer les ensemencements abandonnés par son collègue auquel elle pose quelques questions pratiques. Ensuite, elle se lance à toute vitesse dans les mises en culture des frottis du docteur Salmon.

Au bout d'une demi-heure, Joséphine a déjà réintégré son poste des repiquages. Naviguer d'un poste à l'autre lui procure un sentiment d'activité très intense.

Le spécialiste ès parasites émerge du microscope. Il semble déçu :

- Je ne vois rien.

- Vous ne pouvez pas en trouver à chaque fois. Ce serait trop décourageant pour nous qui n'en trouvons que de temps en temps.

Il rit et poursuit :

- Il va falloir que je m'en aille.

- Allez, allez cher ami. Vous venez déjà de travailler une heure en trop. Merci pour ce bénévolat.

Il est maintenant six heures. La laborantine isole des souches à identifier. C'est une opération délicate, car il faut prélever une seule colonie, sans contamination aucune. La souche doit être pure pour que l'identification soit réussie. Elle va bientôt lancer les galeries d'identification pour les souches isolées hier, mais pas de si tôt, car voici Aldo avec ses trente frottis. Joséphine l'accueille sur le ton de sa bonne humeur :

- Bonjour cher Docteur ! Comment allez-vous ?

- Bonjour ! Et toi ? Tu n'as pas encore trouvé de méningocoque ?

- Eh-eh, doucement ! Il est encore trop tôt. Ces petites bêtes ont besoin de trente-six heures pour se développer, puis il faut les isoler, ensuite les identifier. La patience est de rigueur ici.

- Je ne sais pas attendre.

- Attention Docteur ! Car les impatients, je les vire d'un coup de baguette.

Elle joint le geste à la parole : Avec son fil de platine, elle trace des signes cabalistiques dans l'air :

- Vade retro satana ! Mon moral ne permet pas la discussion aujourd'hui.

Aldo fait mine de reculer :

- Je me rends à tes volontés !

Joséphine rit de bon cœur et demande :

- Alors, où en sont les nouvelles aujourd'hui ?

- J'ai entendu dire que vous alliez changer de patron.

- Il paraît. D'après les rumeurs, les administrateurs seraient très fatigués du caractère tortueux du grand chef blanc. Je pense qu'ils aimeraient surtout le remplacer par une personne moins gourmande sur le plan financier. Je me demande bien qui va lui succéder. Fifi, la biologiste en second, ne semble pas intéressée, par contre le pharmacien cultive des prétentions.

Tout en parlant, Joséphine sort des boîtes du frigo et les dépose bien au chaud dans l'étuve. Aldo la suit dans ses allées et venues. Il ferme la porte avant de poursuivre :

- Dans le monde médical, le bruit court qu'un jeune biologiste originaire de la région aimerait beaucoup exercer ici. Il semble d'après certains confrères bien avertis, qu'il serait disposé à pas mal de concessions financières pour obtenir le poste.

- Comment est-il ?

- Je ne le connais pas personnellement. Il est issu d'une famille d'honorables praticiens. Il serait assez dynamique et pourrait apporter un souffle nouveau au laboratoire. Seulement les ponces lui reprochent fermement ses concessions financières. S'il cède à la direction sur ce point-là, il va se créer pas mal d'ennemis au sein du corps médical de l'hôpital.

- ça promet. Espérons que ces querelles ne retomberont pas sur nos pauvres petites têtes de fourmis. Nous sommes déjà bien souvent considérés comme les serviteurs de ces messieurs. Si nous devons en plus leur servir d'exutoire, nous pouvons dès maintenant prendre rendez-vous chez un psychiatre.

- Vous n'êtes pas du genre à vous laisser écraser.

- Bien sûr que non ! Mais tout de même, c'est loin d'être agréable ! En tout cas, pour en revenir à notre affaire : Les querelles des médecins, je m'en fiche. Dans les événements qui se préparent, tout ce que j'espère, c'est que le nouveau chef aura le bon sens de m'adjoindre quelqu'un pour m'aider.

- Tu te plais trop au laboratoire. Je lui dirai de ne pas t'écouter, car je trouve cela très confortable pour nous de te trouver ici à chaque heure du jour.

- Pourquoi pas de la nuit aussi tant que vous y êtes ?

- Oh ! Mais la nuit, je suppose que tu as mieux à faire ?

- Domaine privé !

- Tu n'y as pas une petite place pour moi ?

- Dites donc !

- Tel que je suis, aucune femme ne me résiste.

- Mais qu'ont-elles donc dans la tête ?

- Toi, ça ne risque pas de t'arriver, hein !

- Domaine privé !

- J'aimerais assez y entrer.

- Il faut sonner, mais pas sûr que la sonnette sera branchée.

Très compliqué ! Face à cet amour impossible, je vais me suicider.

- Pas pour si peu !

- Non, en effet. Je suis un taré… Bon, puisque tu ne veux pas de moi, je continue mon chemin. Le travail m'attend. A plus tard, Madame le psy. Quand j'aurai besoin d'une consultation, je viendrai vous voir.

- Joséphine rit :

- Au revoir cher Docteur ! Surveillez tout de même les endroits où vois promenez vos microbes afin que je n'aie pas encore du travail supplémentaire.

Il sort en riant. Il se retourne et hoche la tête, l'air de dire "Toi, tu es un fameux phénomène." Il fait demi-tour. Dans l'embrasure de la porte, il lance furtivement :

- Je suis une bonne affaire et je n'ai pas de microbe.

Avant qu'elle ne puisse répondre, il est déjà parti, disparu, avalé par le fond du couloir.

Elle achève sa journée jusque bien tard dans la soirée. Quand elle quitte le laboratoire, la nuit est tombée depuis un bon moment. Elle se sent bien. Ce que c'est quand même que la bonne humeur !

Demain, nous commencerons très tôt par les isolements des premiers méningocoques. Soupons et allons nous coucher. Demain sera une longue journée, une belle grande journée exceptionnelle, lourde de fatigue, riche en bactéries. Une bonne organisation en sera le support. L'esprit de Joséphine exultera, mais qu'on ne vienne pas la contrarier !

 

L'allégresse de la laborantine a duré pendant quelques jours, puis elle a céder la place à une fatigue abrutissante.

Le grand chef s'est bien gardé de mettre les pieds en bactério. Joséphine n'a même pas essayé de le convaincre de la nécessité d'engager. Tout au long d'une semaine, les frottis de gorges n'ont pas cessé d'affluer. Chaque fois qu'ils le pouvaient, Françoise et Pol ont gentiment donné un coup de main à leur infortunée collègue. Quelques autres lui ont également prêté leur concours, chacun selon ses possibilités, en préparant des boîtes ou en les marquant. "C'est toujours ça de fait", disait à chaque fois la technicienne encouragée par la sollicitude de ses pairs.

Puis tout a bien fini par finir. Notre laboratoire a repris le cours normal du travail routinier. Le cœur de la laborantine est cependant, plus que jamais, aux aguets d'un pas lent et silencieux. Il attend que se hasarde dans le couloir la démarche en point d'interrogation de celui qui le fait tressaillir. En secret, il souhaite contempler le sourire amical dont l'image s'estompe un peu chaque jour à travers la brume de l'ennui quotidien. Ni vraiment triste, ni tout à fait heureuse, notre technicienne s'applique à isoler les microbes pathogènes de ses concitoyens. Rémy n'est pas venu depuis trop longtemps. Le téléphone sonne. Elle décroche sans enthousiasme :

- Oui.

Une secrétaire :

- Veux-tu bien prendre la communication ? Il s'agit d'une femme dont je n'ai pu retenir le nom. Elle appelle du service des méningocoques de l'Institut d'Hygiène. Elle demande le responsable du service de bactériologie. Les biologistes sont partis manger…

- Tu ne sais pas ce qu'elle veut ?

- Je n'en ai pas la moindre idée… Elle paraît gentille. Il faut que tu la prennes. Il n'y a personne ici…

- Bon, ça va, je prends. On verra bien. Merci.

Joséphine pousse sur la bonne touche et obtient la communication :

- La bactério. Bonjour.

- Bonjour Madame… Suite à nos recherches antérieures et votre cas le confirme, nous estimons qu'il est inutile de chercher du méningocoque dans une aussi large mesure autour d'un cas de méningite. Je sais que l'inspecteur d'hygiène de votre province l'exige encore. Le nôtre conseille déjà depuis longtemps à nos médecins de se limiter à la famille, aux "kissing contacts" et de traiter d'office plutôt que sur base de frottis de dépistage.

Joséphine est abasourdie. Elle bégaye au téléphone :

- Tout ce travail pour rien ? A l'avenir, qu'est-ce que je dois faire ?

- Vous rien. Vous ne pouvez pas refuser les analyses. Vous devez même continuer de les réaliser méticuleusement car, avec ce type de protocole, l'antibiothérapie préventive dépend d'elles. Je vous souhaite vraiment que votre médecin-inspecteur change ses directives en tenant compte de notre étude. Cette dernière fait autorité sur le plan international, il n'y a donc aucune raison pour qu'elle soit ignorée dans notre propre pays.

La conversation continue sur ce ton, amicale et instructive. Joséphine, très heureuse de pouvoir converser avec une personne qualifiée, en profite pour lui demander des conseils techniques. C'est toujours rassurant de pouvoir se référer à des spécialistes.

Le récepteur raccroché, elle demeure un moment ébahie devant le téléphone avec en tête une seule pensée : "Merde, alors ! Tout ce travail pour rien !"

Elle se remet enfin à l'ouvrage, mais sans conviction : "Dans toutes ces boîtes, quelles sont celles qui sont vraiment nécessaires ?"

 

La flamme ronronne. Seule, alors qu'il y a du travail pour deux, la laborantine glisse tout doucement dans une sorte d'écœurement saturé. Elle ne finira pas encore à l'heure aujourd'hui. "Tu n'as qu'à partir", lui disent ses collègues. Bâcler le travail pour pouvoir rentrer chez elle à l'heure, comme tout le monde… Pourquoi pas ? Non ! Ne pas basculer parce que quelque cent soixante recherches de méningocoques effectuées consciencieusement auraient pu être évitées.

Ces frottis de dépistage de méningocoques sont décidément exécrables ! Joséphine se souvient : Il y a quelques années, à Namur, dans un labo privé, une laborantine occupait le poste de technicienne en bactériologie médicale. Tout comme Joséphine, elle régnait en maître sur son antre. Elle était experte dans son domaine, imbattable, incollable, plus encore que Joséphine. Elle s'appelait Bernadette.

Un jour, comme cela arrive à tout le monde, elle eut à réaliser des recherches de méningocoques sur une multitude de frottis de dépistage. Bien sûr, elle fut débordée. Le médecin avait coché l'examen direct. Or, pour une recherche de méningocoque sur frottis de gorge, l'examen direct ne sert à rien, même pas à avoir une présomption, ni de résultat négatif, ni de résultat positif. Bernadette le savait. Elle décida donc de ne pas réaliser ces examens directs inutiles demandés par le médecin. Mais… Les examens directs sont facturés. C'est rentable. Est-ce pour cela ou pour une autre raison ? Toujours est-il que la Biologiste en second, la fidèle du patron, une femme médecin spécialisée ordonna à Bernadette de réaliser les examens directs demandés par le médecin traitant. Bernadette avait son caractère : Elle n'exécuta l'ordre. Elle répondit négatif, le résultat qu'elle aurait obtenu en les lisant. Mais la femme médecin veillait : Il n'y avait pas d'huile sur les lames. Ces dernières n'étaient donc pas passées par le microscope. Bernadette avait donc répondu des faux résultats. Avec les lames pour pièces à conviction, la biologiste en second avisa le patron. Il y avait faute grave. Bernadette fut licenciée sur-le-champ. Elle était brûlée. Plus question pour elle d'encore travailler sur la place. Le patron avait le bras long. Il siégeait au Conseil de l'ordre. Pas un seul médecin ne le braverait en engageant la rebelle.

On sut plus tard qu'elle vendait des casseroles sur le marché. Un jour, la rumeur a dit qu'elle s'était suicidée. C'était vrai.

L'hiver morose se traîne banal, avare de neige et de soleil, trop mouillé. Joséphine est fatiguée. A force d'user sa vie à chercher des microbes, elle en oublie l'essentiel : Vivre.

Ce soir, elle ouvrira la porte de sa maison vide. Il n'y aura personne pour la réconforter. Elle a pourtant l'âge d'être occupée par un enfant turbulent. Qu'attend-elle ? Serait-elle pareille à Don Quichotte. Qu'elle se méfie ! Le temps passe. Déjà des rides sur son front n'attendent pas un hypothétique été heureux. L'image de Rémy y déposera peut-être son empreinte. Mêlée à celle du temps, ne sera-t-elle pas seulement l'implacable verdict des moments perdus à ne pas séduire, à ne pas plaire, à ne pas regarder le ciel et l'eau, la terre, les gens ?

Joséphine vient de se gaspiller à des analyses inutiles, mais que fait-elle de sa vie ?

Ce soir, elle veut poser un geste. Téléphoner à Rémy ? Non. Elle ne le fera pas. Elle attendra qu'il vienne. Elle attendra…

L'hiver terne n'est qu'une mauvaise impression. Demain, le laboratoire aura repris son emprise sur la technicienne. Demain, elle se donnera à nouveau, corps et cœur, à l'ingrat travail. Quelques visites de Rémy de temps à autre suffiront à la rendre heureuse. C'est du moins ce qu'elle croira, car il faut toujours croire en quelque chose.

L'hiver va finir et tout ira bien.

 

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