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Mémoire de microscope

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
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JEUNE ET BEAU

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Il fait beau dehors, froid, mais sec. L'air vif picote les visages matinaux. Un soleil pur éclaire décembre depuis plus d'une semaine. Bon temps pour se promener. Pas de tout ça ! Il faut travailler.

Imperturbable, la pointeuse tapie dans son coin ne nargue même pas les pâles rayons de l'astre doré. Son bang morose sanctionne les allées et venues des travailleurs sans même leur souhaiter le moindre bonjour.

Joséphine a les joues rouges et le nez froid. Elle se sent bien. Elle travaille actuellement sur une identification qui lui procure beaucoup de soucis, mais qui lui promet d'être exceptionnelle. Notre laborantine a hâte de savoir ce qu'aujourd'hui apportera à cette recherche.

Elle est à peine entrée dans son beau local blanc que Jean l'interpelle déjà. Sur le pas de la porte de l'antre microbien, ils tiennent une conversation qui semble plutôt une conspiration :

Jean :

- Il paraît que le nouveau chef va venir aujourd'hui.

- Il me semblait qu'il devait d'abord terminer son préavis et qu'il n'arriverait pas avant le début de l'année prochaine.

- Aujourd'hui, c'est seulement une visite de courtoisie, pour prendre contact.

- La belle affaire ! J'ai envie de le voir à l'œuvre, pas de lui dire bonjour !

- On saura au moins de quoi il a l'air...

- C'est vrai.

- Tu ne penses pas qu'il faudrait nettoyer un peu ?

Joséphine sourit :

- Il est vrai qu'en chimie, vous n'êtes pas les champions de la propreté !

Tel un petit enfant embarrassé, Jean se gratte les cheveux et avoue avec contrition :

- Justement, ça risque de lui faire mauvaise impression.

- Tu as tout à fait raison. Certains devraient également changer de tablier. Pas toi, le tien est propre.

Elle se regarde et poursuit :

- Le mien aussi. Sais-tu à quelle heure il arrive ?

- Dans le courant de l'après-midi.

- Alors on a le temps. Il faut lui en mettre plein la vue. Nous devons avoir l'air très occupé. Il fait calme en ce moment. Il ne faut pas qu'il pense que c'est toujours ainsi. Préviens tout le monde : s'il y en a un seul qui lui dit qu'on n'a pas beaucoup d'ouvrage, il aura à faire à moi.

Jean rit. Manifestement, c'est ce qu'il voulait entendre. La fameuse nouvelle machine n'est pas encore arrivée. Et pour cause ! Elle attend le nouveau chef. Les vieilles craintes sont toujours aussi vives : Va-t-on licencier du personnel ?

Joséphine rassure le chimiste, qui est également délégué syndical :

- Ne t'en fais pas, Jean. Je lui dirai dès aujourd'hui qu'il me faut de la main d'œuvre, qu'il est prié d'arriver vite, pour que la nouvelle machine libère du monde en chimie. Je lui dirai que nous en avons marre de trinquer, que cela dure depuis trop longtemps et que notre patience a des limites.

- Tu oseras lui dire tout cela ?

- Pourquoi pas ? Autant qu'il sache dès maintenant ce qui l'attend. Jusqu'ici, il n'a reçu que la version de la direction. Il voulait travailler ici à tout prix ! On va lui en faire connaître le prix réel. On va lui faire savoir qu'il n'y a pas que son salaire à négocier.

Jean est embarrassé. Il se hasarde :

- Tu vas lui donner une mauvaise impression.

- Tu as raison. J'atténuerai un peu la forme, mais il faut qu'il connaisse la position du personnel. Tu peux être certain que la direction lui a imposé la sienne : la rentabilité à tout prix.

- Je n'en doute pas. J'ai bien peur qu'à l'avenir, l'objectif principal visera des restrictions budgétaires à tous les niveaux. Il va falloir qu'on se défende. Tout le monde compte un peu sur toi. Si tu veux, il y a une place vacante au sein de la délégation syndicale...

- Cela implique un engagement...

- Tu serais protégée.

D'un signe de la main, Joséphine expédie cet avantage hors de la conversation.

Jean le devance :

- Je sais que tu t'en fiches. Tu peux te le permettre parce que tu n'as pas de famille, pas d'engagements financiers.

- C'est précisément le luxe que je m'offre.

Jean sourit, mais rétorque :

- Disons que tu as de la chance de pouvoir le faire, mais ce n'est pas le cas pour tout le monde. Si tu avais un mari et des enfants...

- Des enfants, je ne dis pas. Mais un mari ! Celui qui m'imposera de baisser la tête n'est pas encore né !

- Tu risques de rester célibataire encore longtemps.

- Tant pis !

Jean est un peu gêné d'avoir amené la conversation jusque-là. Quant à Joséphine, elle a l'habitude de ce genre de remarque et ne s'en formalise plus depuis longtemps. En son fort intérieur, elle plaint tous ces travailleurs qui n'ont pas la possibilité de dire "non", parce le confort de toute une famille dépend de leur soumission au système. Le syndicat ? Oui, peut-être, pourquoi pas ?

- D'accord, on va se battre ensemble. Commençons par la bonne impression : Sortez les urgences, puis lancez les machines. Pendant ce temps-là, je rangerai mes boîtes en regardant s'il n'y a rien de spécial ou d'urgent. Ensuite, nous donnerons tous ensemble un grand coup de torchon.

- D'accord.

Jean fait le tour des chimistes. Il leur explique les nouvelles et le plan. La fourmilière se met en marche.

Tout le monde est agité, tant par le nettoyage que par la curiosité. On va enfin le voir !

 

Pensive, Joséphine sort les boîtes de l'étuve. Le minutieux rangement commence. Les petits tas se forment sur la table noire, au gré des couleurs et de la numérotation. La technicienne se demande ce que sera l'avenir. La nouvelle machine, le nouveau chef sont ses ultimes espoirs. Il n'y a pas beaucoup de boîtes aujourd'hui. Tant mieux.

La routine est maintenant étalée. Elle n'en fera qu'une bouchée, mais avant, elle regarde la galerie d'identification de la souche inconnue, celle qui lui donne tant de soucis. Elle ajoute des réactifs à certains tests. Elle consulte plusieurs ouvrages, lit beaucoup, refait quelques manipulations à la flamme, se replonge à nouveau dans un gros livre, puis dans un plus petit. Elle vérifie encore certains caractères. Tout cela est décidément fort compliqué. Presque tous les tests sont négatifs. Comment voulez-vous identifier un germe dans ces conditions ?

En fin de compte, tout bien contrôlé, elle pense qu'il doit s'agir d'une pasteurella. Laquelle ? Elle n'en sait rien. Elle décide d'envoyer la souche au laboratoire du professeur ***. Ce dernier est très réputé, même à l'étranger. Elle prépare le commentaire qui accompagnera l'envoi. Il s'agit d'une souche isolée à partir d'une morsure de chien. Il est donc fort possible qu'il s'agisse d'une souche vétérinaire. Certains caractères ne correspondent pas vraiment à une pasteurella... Nous verrons bien ! L'antibiogramme a été communiqué au médecin. Espérons que ce dernier pourra guérir le patient en se contentant des données actuelles. En principe oui. C'est peut-être déjà fait. Dans le cas contraire, le praticien aurait déjà téléphoné au labo. Joséphine connaît les habitudes de ses ouailles !

Jean ouvre la porte :

- Excuse-moi de te déranger. Sais-tu où Christiane range le sulfate de fer ?

- Dans la réserve.

- J'ai regardé. Il n'y est pas.

- Pourtant, j'ai vu dernièrement une grosse bouteille brune qui date de Mathusalem.

- Oui, c'est ça !

- Réfléchissons. Où était-ce ? Attends un peu... Je cherchais... J'y suis : dans la laverie ! Sur l'étagère, près de l'évier.

- Ce n'est pas un endroit pour ranger un réactif !

- Quelqu'un l'a probablement oublié là.

à demi-convaincu, Jean disparaît pour revenir aussitôt. Victorieux, il brandit un flacon de verre brun :

- La voici. Tu avais raison. Merci.

Il repart, puis fait volte-face :

- Ne te dérange pas pour le nettoyage. Nous ferons bien sans toi. Nous n'avons pas beaucoup de travail aujourd'hui.

- OK !

Il s'en va. Joséphine porte son petit colis au secrétariat. Elle fait ses recommandations :

- Il s'agit d'un germe fragile. Il doit partir avant midi par express. C'est possible ?

Une secrétaire :

- Oui, je le donnerai à Henri. Il doit justement aller à la poste vers onze heures.

- Parfait.

Une autre secrétaire :

- Alors, on va le voir ?

- Paraît.

- Je me demande de quoi il a l'air ?

- Tout le monde se pose la même question. Nous serons bientôt fixés.

Le téléphone sonne. Monique abandonne la conversation. Elle répond très gentiment, ce qui n'est pas toujours le cas, et avec le sourire, comme si son interlocuteur pouvait la voir ! Joséphine se demande qui peut bien susciter autant de gentillesse de la part de Monique. Elle jette un œil à l'ordinateur. Ah ! Rémy est le médecin prescripteur. C'est donc probablement lui au bout du fil.

La laborantine poursuit la conversation avec les autres secrétaires, à la fois pour masquer son trouble et pour traîner encore un peu au secrétariat. Au téléphone, la conversation continue :

- Oui, je pense.

...

- Je vais vous la passer. Elle est justement ici.

Joséphine tressaille. Monique lui passe le récepteur :

- C'est le docteur Rémy. Il veut te parler.

- Merci.

Joséphine prend le cornet de l'appareil :

- Allô ! ...

Rien de spécial. Des résultats. Après avoir raccroché, un peu troublée, elle retourne dans son beau local blanc et elle attaque hardiment la lecture des boîtes.

Au bout d'une heure, tout est fini, la table nettoyée. Notre laborantine va vagabonder sa curiosité du côté de la chimie. Occupés au nettoyage, ses collègues rient de la voir ainsi promener son air d'une personne qui s'amuse. Pour une fois, la maniaque tient sa vengeance. Ce n'est pas bien méchant. Un peu de rire fait du bien.

Mais les plus couillons sont inquiets : Comment vont-ils être considérés par celui qui va arriver et qui sera leur chef ? Joséphine s'en fiche. Pourvu qu'il ait les qualités requises, tout ira bien. Les aura-t-il ? Aujourd'hui ne nous le dira certainement pas, mais comme dit Jean : "On verra de quoi il a l'air." C'est déjà ça.

 

Le voilà !

Le pharmacien le promène à travers le laboratoire en faisant les présentations et en lui expliquant l'équipement.

Jean passe la tête à la porte de la bactério :

- Il est là.

- J'ai entendu.

- Le pharmacien n'a pas l'air fort à son aise.

- Il doit enrager de ne pas avoir obtenu le poste. Où sont-ils ?

- Au secrétariat, avec le directeur. Ils en ont probablement pour un moment avant d'arriver ici.

- A quoi ressemble-t-il ?

- Bof ! Difficile à dire. Bon, je m'en vais. On ne sait jamais !

- C'est ça. à tantôt !

La porte s'ouvre. Joséphine ne se retourne pas. Elle entend la voix un peu étranglée du guide qui doit certainement craindre les écarts de bon usage dont elle est capable, simplement pour le plaisir :

- Ici, c'est la bactério.

"C'est écrit sur la porte", pense la technicienne.

L'inconnu répond avec une voix sur la pointe des pieds :

- Oui, oui.

Joséphine daigne enfin tourner la tête. Elle regarde par-dessus ses lunettes. Le pharmacien s'empresse de faire les présentations. Joséphine se lève :

- Enchantée. Nous vous attendons avec impatience.

- Merci.

Le stress du pharmacien est à son comble. Joséphine continue :

- Nous avons une longue liste de revendications à vous soumettre.

- Je ne suis pas encore en fonction.

- Alors, reposez-vous, car il y a du pain sur la planche.

- Cela ne me fait pas peur. Vous travaillez seule ?

- Oui, et il va falloir y remédier. C'est d'ailleurs le premier point de ma propre liste.

- Nous verrons.

- Voyez, voyez ! J'espère que vous vous y connaissez en bactério. Dans le cas contraire, nous risquons de ne pas nous entendre, car je ne comprends que le langage des microbes.

Il se tourne vers le pharmacien et lui demande :

- Elle est toujours ainsi ?

- Personnellement, je n'essaye même plus de l'éduquer. Viens, on va continuer.

Joséphine ne manque pas de penser : "Ils en sont déjà à se tutoyer. Forcément, ils sont de la même classe : médecin, fils de médecin et pharmacien, fils de pharmacien. Ils vont se faire des amitiés par-devant et des vacheries par derrière, c'est certain.

Le nouveau chef se tient un peu voûté, parce qu'il est grand. Il a de beaux cheveux blonds, denses et crépus. Ils sont coupés court. Son menton carré témoigne d'un air décidé. Des yeux bleus au milieu de larges sourcils dorés, furètent partout en regardant les gens, mais ils se baissent quand on les cherche. Des mains larges au bout de longs bras s'affairent à changer de place. Elles semblent un peu perdues. Où va-t-il enfin les poser ? Ses pieds qui pourraient être des palmes, l'emmènent d'un pas d'oie.

Il est maintenant campé devant le "Technicon", la machine qui fait presque tout, celle qui va devoir céder la place. Les bras croisés sur la poitrine, les doigts écartés sous les aisselles, il approuve les paroles du pharmacien en hochant la tête. Tout à l'air à sa convenance. Son guide l'invite à boire une tasse de café. Il acquiesce du chef, toujours du même mouvement vertical. Serait-il taiseux ?

Petit à petit, poussés par une curiosité bien naturelle, les techniciens gagne l'office. C'est ainsi qu'on appelle la petite pièce qui leur sert de réfectoire. Là, c'est la surprise : Il leur parle. Il est gentil, pose les questions simples de la civilité : "Où habitez-vous ? ... Avez-vous des enfants ? ... Ah ! J'en ai trois également... " Quel homme charmant ! Les mères de famille sont séduites en moins de dix minutes. Pensez donc ! C'est bien la première fois qu'une autorité mâle se préoccupe des couches de leurs bambins.

Le pharmacien place de temps en temps des phrases bien mesurées. Il arrondit la bouche en cul de poule, il articule : "Comment va ta femme ? L'autre lui répond en toute simplicité.

Fifi, notre femme médecin biologiste, arrive enfin, le visage illuminé d'un beau sourire et rougissante. Ses manières sont celles d'une première communiante ou plutôt d'une vierge devant un prétendant. Les sommités s'entretiennent de mondanité. Le personnel se sent mal à l'aise, en trop. Chacun se lève sans bruit, presque en bloc, mais très naturellement. L'équipe, sans s'être donné rendez-vous, se retrouve à l'autre extrémité du bâtiment, au secrétariat. Là, les commentaires optimistes vont bon train. Joséphine pense : "faut voir", mais elle ne dit rien. Elle regagne son local.

 

Les trois biologistes occupent l'office pendant un long moment. Puis le blond souverain quitte la scène sans cérémonie. Les deux autres s'enferment dans leur bureau. La fourmilière se détend dans l'anarchie :

- On ne perd pas au change !

- Faut voir.

- Il est gentil.

- Et pas fier !

- Faut voir.

- C'est vrai ! Les apparences sont parfois trompeuses.

- Moi, je le trouve beau.

- C'est tout toi, ça ! Pas de ça ici ! Au moins, quand on avait le vieux patron, il n'y avait pas d'histoires de ce genre.

- De toute façon, il est marié.

- Et alors ?

- Alors que jusqu'à présent, il n'y a jamais eu d'histoire de cul dans cette équipe ! J'espère bien que ça ne va pas commencer. Parce que ça, c'est la fin de tout !

- Joséphine n'est pas contente. Penaude, Irénée répond :

- Je disais cela comme ça, sans mauvaises pensées. Tu sais bien que quand je vois un bel homme, je ne peux pas me passer de le dire. De toute façon, qui voudrait de moi ?

Ses yeux mouillent. Tout le monde est surpris et embarrassé. Joséphine se fait douce :

- Allons ! On le sait bien que tu n'es pas une aguicheuse, mais je ne pense pas que tu sois mal foutue au point de ne séduire personne. Au contraire : ton air de petit chat me paraît dangereux : tu pourrais faire des ravages. Et puis, ce n'est pas rien que pour toi que je mets les choses au point, c'est pour tout le monde ! Tu nous vois embarqués dans un imbroglio comme la chirurgie ? Ah, tu ris !

La malheureuse hausse les épaules et sourit. Une chimiste, grande et sèche, intervient sur un ton sentencieux :

- C'est vrai qu'en chirurgie, ils y ont mis le paquet !

L'équipe se disperse. Joséphine reste un peu avec Irénée. Celle-ci essuie ses yeux brillants de larmes débordantes. La bactériologiste s'excuse :

- Je regrette, je ne voulais pas te mettre dans cet état. Je ne voulais pas te blesser.

Irénée secoue la tête et un faible sourire éclaire un court moment son visage boursouflé de chagrin. Elle soupire, mais sa peine reste accrochée sur son cœur. Elle hausse les épaules. Est-ce un geste d'impuissance ou de renoncement ?

- Ce n'est pas de ta faute. J'ai des ennuis chez moi. Je n'en peux plus !

La fontaine se remet à couler. Maladroite, mais du mieux qu'elle peut, Joséphine essaie de consoler sa collègue :

- Allons, remets-toi. Viens, allons boire une tasse. Tu préfères parler ou pas ?

- J'ai besoin de me confier, mais je ne veux pas t'embêter avec mes problèmes.

- Tu ne m'embêtes pas du tout. C'est encore ton mari ?

 

Irénée n'est pas heureuse en ménage. Pourtant, elle est bonne comme le pain, femme comme une mère, épouse comme une maîtresse. Mais voilà, l'alcool est au rendez-vous de son amour. Joséphine estime qu'il n'y a pas trente-six solutions : Ou bien il accepte de se faire soigner et il y a une chance. Ou la pauvre malheureuse doit le quitter.

Les larmes jaillissent à nouveau :

- Crois-tu que ce soit aussi simple ! Je l'aime !

- S'il continue comme hier, ça te passera vite. Essuie tes yeux. Laisse faire le temps. As-tu encore beaucoup de travail ?

- Non, j'ai fini.

- Veux-tu que je demande au pharmacien de te laisser partir ? Je lui dirai que tu n'es pas bien.

- Non, merci. Je vais lui demander moi-même. Il est gentil. Il dira oui.

Notre pauvre Irénée a trop de soucis. Elle s'inquiète beaucoup pour son emploi qu'elle craint de perdre. Elle n'a pas de diplôme. Elle s'occupe actuellement de la vaisselle du laboratoire. Il y a quelques années, il fallait aider la personne chargée de ce poste, tant il y avait du travail, mais la verrerie est de moins en moins utilisée, laissant la place au matériel à usage unique. Pour compenser, Irénée réalise les analyses qualitatives des urines et des préparations à la demande de l'un ou l'autre. Beaucoup la critique à propos de ses histoires de cœur qu'elle déverse peut-être un peu trop facilement. Joséphine qui l'aime bien, la secoue de temps en temps en lui recommandant de ne parler de sa vie privée à n'importe qui, car le monde est ainsi fait : trop souvent égoïste.

L'année, comme toutes les précédentes, a fini par se refermer sur ses propres événements. Que nous réserve celle qui vient ? Pour ne pas perdre de temps, elle commence directement par l'arrivée du chef blond, mais aussi par un crime sordide, un incendie et la misère qui continue pour beaucoup.

 

Le lendemain du Jour de l'an est une journée chaleureuse, surtout au laboratoire. Le matin, les techniciens s'embrassent en se souhaitant mille choses agréables. L'après-midi, ils boivent un verre ensemble. Les années précédentes, avant de s'éclipser, le vieux patron déposait toujours un gros ballotin de pralines exquises, issues d'une des meilleures confiserie de la capitale. Certains médecins, les vieux de la vieille, offrent souvent quelques douceurs, à moins qu'ils ne l'aient déjà fait pour Noël. Les délégués des fournisseurs ont apporté leurs présents sucrés depuis longtemps. Le frigo de l'office regorge de chocolats. Cette période est vraiment mauvaise pour les foies délicats, mais quelle chaleur !

Commencera-t-il aujourd'hui ? Joséphine se pose la question en s'habillant avant de sortir. Elle se couvre chaudement, car il fait froid. Il n'a pas encore neigé cet hiver. Mais dégagé par un anticyclone bien placé, le ciel d'un azur limpide est festonné d'un horizon étincelant de givre. Le vent d'est, sec et vif, picote les joues et gerce les lèvres des passants matinaux.

En ce moment, le nouveau cerveau est déjà peut-être installé aux commandes. Joséphine ne s'embarrasse pas de ce détail. Elle emboîte le pas de tous les jours vers son rendez-vous microbien. Elle est de bonne humeur. L'année commence, toute neuve, toute propre. Tous les espoirs sont permis.

Elle salue le prétentieux et ridicule magistrat. Le bang de la sentence reste sans effet sur la maîtresse des microbes. Ce n'est pas une pointeuse qui va la soumettre ! Le vestiaire est vide. Les habituels petits groupes jaseurs ne sont pas formés sur le chemin du labeur. Personne à l'office. Où sont-ils tous ? Joséphine continue sa progression. La fourmilière vibre déjà d'une activité intense. Pourtant notre technicienne n'est pas en retard. Que se passe-t-il ? Elle parcourt le laboratoire en distribuant ses bons vœux : "Bonne année et bonne santé." La chaleur traditionnelle n'est pas au rendez-vous. "Qu'avez-vous ?" Elle les embrasse tous. Ils paraissent un peu embarrassés. Juste au moment où elle termine son tour d'accolades, la tête blonde, mue par des pieds plats, tourne au coin du couloir. Les longs bras sont croisés sur la poitrine, les mains bien rangées à plat sous les aisselles. Joséphine est souriante :

- Bonjour Monsieur ! Bienvenue chez vous. Bonne année et bonne santé à vous également. Vu que vous êtes chef, je ne vous embrasserai pas. C'est comme ça ici.

Il rougit légèrement, mais répond en souriant :

- Meilleurs vœux également.

Joséphine entre dans son local et ferme la porte.

Elle travaille paisiblement. L'année qui commence sera longue. Tel un ruban, elle se déroulera avec ses surprises et le lot quotidien des choses de la vie. Joséphine la regardera parfois en spectatrice étonnée, mais inéluctablement liée par le texte des événements, elle jouera aussi sa part du rôle.

La tête blonde se hasarde à ouvrir la porte. Très poli, le nouveau chef demande :

- Comment allez-vous ?

- Très bien, merci.

- Vous n'avez pas de problème ?

- Non, pas en ce moment. Il n'y a rein de spécial.

Il s'attarde, prend une boîte en main, regarde, la repose. Il en reprend une autre. Il hoche la tête en signe d'assentiment. L'air satisfait, il demande à Joséphine :

- Vous semblez bien au courant des habitudes de l'équipe. Vous pourriez peut-être me renseigner sur les traditions du nouvel an.

- En principe, fin d'après-midi, quand le travail sera terminé, nous boirons un verre tous ensemble. Nous allons probablement nous cotiser pendant midi et désigner celui qui fera les achats.

- Pensez-vous que je puisse l'offrir ?

- Cela ne s'est jamais vu, mais qui y retrouverait à redire ?

- Alors, je m'occupe de tout. Nous prendrons donc un verre tout à l'heure. Faites passer le message.

- Un pareil, je n'y manquerai pas.

- Il hoche la tête en guise d'approbation. Il hésite. A-t-il encore quelque chose à dire ? Non, il sort.

Le communiqué du chef est reçu avec satisfaction par le personnel.

Tous y vont de leur commentaire.

Jean :

- J'aurais eu peur d'aller chercher les bouteilles. Je ne savais pas s'il apprécierait que l'on boive pendant le service.

 

Au moment des fêtes de fin d'année, il fait toujours calme. Les techniciens travaillent sans se presser. La journée sera bientôt terminée. Le chef a disparu. Il est certainement parti aux approvisionnements.

Voilà tout d'un coup que les secrétaires envahissent le laboratoire ! Elles annoncent une nouvelle surprenante : Un porteur vient de livrer un immense ballotin de pralines, toujours les mêmes, avec une carte : "Je ne vous oublie pas. Mon épouse et moi-même vous souhaitons..." C'est signé de l'ancienne griffe patronale.

La ruche s'agglutine au secrétariat. Tous sont touchés par cette intention qui ne peut plus être intéressée.

La trêve des confiseurs est maintenant finie. Le travail afflue dans tous les secteurs. Le chef vient d'annoncer à Joséphine qu'il passera la semaine avec elle afin de s'informer des techniques de bactériologie. Notre laborantine est bien contente : voici enfin un biologiste qui s'intéresse à son domaine. De plus, elle va pouvoir lui présenter de manière très concrète les besoins multiples du service de bactériologie.

Il s'installe à ses côtés pour la lecture des boîtes. "Pourquoi ceci, pourquoi cela ?" Il devrait le savoir ! Le pire est atteint quand il demande : "Est-ce bien nécessaire ?" Joséphine explique et justifie. Les questions recommencent. Sans s'énerver, Joséphine explique à nouveau et longuement. Mais la nécessité de beaucoup de manipulations est mise en doute par le nouveau chef :

- Ces staphylocoques dorés dans la gorge, ici, sont sans signification. Pourquoi perdez-vous votre temps là-dessus ?

- Comment, sans signification ? Ils peuvent surinfecter une angine, surtout après un traitement antibiotique. Si on n'en tient pas compte, ils peuvent devenir résistants à l'antibiotique, s'ils ne le sont déjà. Ils pourraient même engendrer une phlébite...

- Hum ! hum ! ... Pourquoi utilisez-vous une boîte entière pour la recherche de Streptocoque A. ?

- Vous savez qu'il s'appelle également streptococcus pyogénès, c'est à dire streptocoque pyogène ?

- Évidemment !

Là, le blond Chérubin commence à pincer les lèvres. Joséphine se calme :

- Si j'utilise une demi-boîte, je ne pourrai pas obtenir un bon dégradé...

- Pourquoi passez-vous votre temps à des dégradés ?

- Si les streptos sont rares, je ne les verrai pas sans un bon dégradé.

- S'ils sont rares, ce n'est pas bien grave.

- C'est tout de même le germe de la scarlatine ! Les vieux médecins disaient : "Le strepto A lèche les articulations et mord le cœur". Maintenant, on l'appelle même "la bactérie dévoreuse de chair".

Joséphine démontre calmement au blond chérubin l'utilité de la rigueur des analyses. Il est évident que cet homme voudrait simplifier, diminuer les coûts. La laborantine est déçue, mais elle continue son argumentation. Elle justifie ce qui est évident. A chacun des "Est-ce bien nécessaire", elle s'en réfère à d'éminents spécialistes. Elle réclame de la main d'œuvre et l'informatisation du service. Elle résiste tellement bien, qu'au bout de trois jours, le chef déserte définitivement le secteur pour aller promener ses longues jambes dans le vaste local de chimie. Là, il se sent bien. Les modifications vont pouvoir commencer comme ils les avaient imaginées.

Dès le premier jour, il fait changer plusieurs techniques sans étude préalable et surtout sans vérification. Quelle horreur ! Mais chacun reçoit son rôle à jouer dans la "modernisation", ce qui rend la plupart des chimistes fiers de servir un chef aussi dynamique. De plus, il les rassure tous : Il n'y aura pas de licenciement suite à l'arrivée imminente de la nouvelle machine. Selon ses dires, elle sera très performante. La gamme des analyses va être augmentée, de même que le réseau desservi par le laboratoire. Le ramassage des prélèvements chez les médecins va être élargi et étendu. Même ceux de la ville vont pouvoir en profiter. Ce n'est pas parce qu'ils sont proches qu'il faut leur un infliger un détour, si petit soit-il, pour déposer leurs prélèvements au laboratoire. D'autant plus que les concurrents proposent déjà ce service depuis longtemps. Le réformateur s'étonne d'ailleurs de leur fidélité, si contraire à leur confort et même, paraît-il, à leur intérêt. Personne ne lui répond, mais certains sourient derrière son dos. Eux savent que ces médecins viennent pour la qualité des analyses, du travail, de leur travail et ils en sont fiers. Mais le spectre de la nouvelle machine et le pouvoir du nouveau chef leur ferment la bouche.

Le dynamique biologiste commence tout de suite un grand pèlerinage : Il rend visite à tous ses confrères, surtout à ceux qui ne travaillent pas avec le laboratoire. Il revient souvent victorieux : "Un tel nous confie ses analyses. Nous passerons chez lui chaque jour..."

Il organise. Deux voitures sont achetées, des chauffeurs sont engagés. La nouvelle machine arrive. En trois jours, elle est placée, testée et opérationnelle. Il la manipule avec aisance, l'explique aux chimistes éberlués.

 

Tout est maintenant en place. Le laboratoire a atteint les normes directoriales. Le jeune chef reçoit un budget pour inviter ses confrères à fêter son installation et, par la même occasion, leur montrer la modernité mise à leur disposition. Une fois encore, le personnel récure gaiement. Tous sont conviés à la fête. Ils sont fiers.

Joséphine n'ira pas. Elle n'apprécie pas la commercialisation de son laboratoire. Trop, c'est trop. Les bons médecins ne seront pas dupes longtemps de la poudre aux yeux. Pourtant les analyses affluent de partout. La bactériologiste ne se tromperait-elle pas ?

Elle est découragée et doute d'elle-même. Elle ne voit presque plus personne. Les médecins ne viennent plus lui présenter leurs problèmes infectieux. Même les représentants désertent son secteur. Que se passe-t-il ? Peut-être craignent-ils de manquer de déférence vis-à-vis du nouveau chef en s'adressant directement à la technicienne.

La fourmi isolée dans son trou manque cruellement de contacts professionnels et humains. Elle se languit un peu de Rémy.

Non ! Soyons sincères : Elle crève de ne plus le voir. Le souvenir de ses deux prunelles étincelantes frappent son cœur de trop d'intelligence. De noirs cheveux épais et brillants hantent ses mains depuis si longtemps avides.

Regarder son rire. Cueillir des mots sur ses lèvres charnues... Pourquoi ne vient-il pas la saluer, tout simplement, comme avant ?

 

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