unlabo.net

Mémoire de microscope

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
Accueil Contacts Téléchargement

Liens

Plan du site Ebooks





VACANCES MEURTRIÈRES

Chapitre précédent

Table des matières

Chapitre suivant


Irénée est maintenant bien installée en bactério. Sa table de travail est bien organisée. Tout le matériel dont elle a besoin est à portée de main. Elle est contente de disposer d'un poste de travail aussi fonctionnel. Ses manipulations terminées, elle range et désinfecte. "Ordre et propreté sont le début du travail bien fait." Les chimistes en sont ahuris. Certains copains-copains ne la fréquentent plus que du bout des doigts, car elle est passée du côté de la maniaquerie. Elle est ainsi devenue, elle aussi, l'exemple qui donne mauvaise conscience aux indolents. Bien pis : voilà l'équipe des perfectionnistes renforcée.

Joséphine lui a d'abord expliqué les gestes simples, mais élémentaires : le travail à la flamme avec sa gamme de signes mystérieux. Du mystère, il n'y en a pas. Il s'agit simplement d'une adresse qui s'acquière. Irénée a appris à s'asseoir, à tenir l'anse juste à trois centimètres de la flamme, à la chauffer jusqu'à rougir le fil de platine, à la refroidir ensuite sous la gélose, puis à prélever d'un mouvement léger et bref juste ce qu'il faut de bactéries. C'est là tout l'art des divers étalements. L'élève a fait preuve de qualités remarquables. Après incubation, les boîtes didactiques se sont révélées, non seulement techniquement parfaites, mais avec en plus une touche artistique : Les colonies blanches ou rouges, parfois jaunes, sur des milieux bleus, blancs ou roses formaient des gerbes ou des éventails colorés de toute beauté.

Irénée a ensuite pris en charge la mise en culture des urines. La hantise de mal travailler la poursuit sans relâche. Joséphine la rassure : "Tu t'en tires tellement bien que je vais t'apprendre l'ensemencement des frottis de gorges." Ensuite, ce sera le tours des autres prélèvements : selles, pus, liquides divers, tout y passera avec le même succès.

Le temps coule, les journées deviennent chaudes. Tout est en ordre. Le travail ne manque pas.

Les deux amies sont absorbées dans leurs manipulations respectives. Les ronronnements des deux flammes les accompagnent de leur souffle cadencé. Les fils de platine glissent sur les géloses en y déposant au passage des semences invisibles. Le téléphone sonne : Les deux corps tressaillent. Joséphine stérilise l'anse, la dépose puis se lève calmement.

- La bactério, bonjour !

- Bonjours Mademoiselle, docteur... Je voudrais vous demander un petit renseignement concernant la leptospirose. Connaissez-vous cette maladie ?

- Un peu.

- Est-ce d'origine bactérienne ?

- Oui, l'agent en est la leptospire. Il s'agit d'une bactérie qui ne prend pas les colorants habituels. Elle ne se développe que sur certains milieux très spéciaux. Il est impossible de la détecter lors d'une analyse de routine. Nous n'effectuons d'ailleurs pas la recherche ici. De toute façon, la sérologie donne des meilleurs résultats, plus rapides et plus fiables qu'une mise en culture. En cas de demande, ce qui est rare, nous envoyons la souche au laboratoire de ***. Ils ont là un service spécialisé. Avez-vous une suspicion ?

- Non. Je viens de recevoir un coup de fil d'un hôpital des Pays-Bas. J'ai soigné dernièrement un jeune Néerlandais qui s'était blessé lors d'une descente de rivière en Kayak. Il serait atteint de cette maladie et ses jours seraient en danger. Le chef du service où il est hospitalisé m'a appelé pour obtenir des renseignements sur sa blessure et aussi pour prévenir du risque de contamination dans la région. Selon lui, douze personnes sont soignées chez lui en ce moment pour cette maladie. Leur point commun est d'avoir effectué récemment une descente de rivière. Trois sont dans un état critique. Pensez-vous que je risque d'avoir été contaminé ? Ma femme est enceinte. Je ne veux pas qu'elle coure le moindre risque.

- Il n'y a pas de danger. La maladie est transmise essentiellement par l'urine des rats et autres rongeurs qui sont des porteurs sains. Le germe survit très longtemps dans la boue. On le retrouve particulièrement dans les endroits humides et ombragés. Je ne savais pas qu'il y en avait dans la région. C'est grave ! Le germe passe la peau au bénéfice de la moindre petite écorchure ou irritation. La macération cutanée consécutive à la transpiration peut suffire à permettre l'entrée de cette bactérie. Les contaminations directes sont exceptionnelles. Elles se font par morsures de rats ou d'autres animaux infectés. D'après ce que vous me dites, tous les vacanciers qui s'ébattent dans l'eau de la rivière et se prélassent sur ses berges prennent de sérieux risques !

- Que faut-il faire ?

- Je ne suis pas habilitée à porter un jugement là-dessus. A mon avis, il faut prévenir le service d'hygiène. Je vais en parler au docteur Coupdevent. Il est absent en ce moment, mais il va rentrer incessamment. Je lui dirai qu'il vous rappelle.

- Merci. Vous êtes bien aimable. Encore une chose : Vous serait-il possible de m'envoyer un peu de littérature sur le sujet ?

- Bien sûr Docteur. Je m'en occupe tout de suite...

Joséphine raccroche. Elle est à la fois surprise et étonnée. Elle s'adresse à Irénée :

- As-tu entendu ?

- C'est la leptospirose la maladie ?

- Oui.

- Figure-toi que le vétérinaire qui soigne mon chien m'a dit de ne plus aller le promener le long de la rivière à cause d'une maladie qui coure dans la région. Je crois que c'est ce nom là qu'il a dit, mais je n'en suis pas tout à fait certaine. Si tu veux, je vais lui redemander. Je le vois tous les matins à la boulangerie.

- Bonne idée, renseigne-toi. Pour ma part, je vais de ce pas en parler au pharmacien.

 

Ce dernier ne sait rien. Il n'a entendu parler d'aucune endémie, mais il va téléphoner à un ami vétérinaire qui soigne les petits animaux en ville.

Joséphine relit la littérature en sa possession sur le sujet. Elle photocopie le tout, constituant ainsi un petit dossier. Elle souligne les points importants concernant la transmission du germe à l'homme et envoie sans délai les copies au médecin.

Maintenant, en attendant le chef, elle continue ses manipulations. Une demi-heure plus tard, il arrive, accompagné du pharmacien. Ce dernier, les fesses serrées, se dandine au rythme du mouvement de ses mains qu'il agite telles des rames, sans doute pour avancer plus vite dans le déroulement de l'événement présent.

La tête blonde fronce les sourcils. Son œil est noir. Il demande presque brutalement :

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

Joséphine lui raconte la communication téléphonique avec le médecin. Le pharmacien rapporte celle avec son ami vétérinaire :

- Il m'a dit qu'effectivement, la maladie est à l'état endémique dans la région. Il a déjà dû piquer quelques chiens atteints.

Le chef n'est pas content. Qu'importe ! Joséphine l'invite à agir :

- J'ai promis au médecin que vous le rappelleriez. Je suppose que vous allez prévenir l'hygiène ?

Glacé, il répond :

- Rien ne prouve que la rivière soit contaminée. En tout cas, il n'est pas question d'ébruiter une rumeur aussi peu fondée.

La laborantine ne lâche pas prise :

Si vous voulez plus de certitudes, demandez-lui les coordonnées de l'hôpital néerlandais et téléphonez leur.

Il sort sans répondre. Quant au pharmacien, il arrondit la bouche en articulant une fois encore la conversation qu'il vient d'avoir avec son ami vétérinaire. Joséphine est irritée, tant par les grimaces constipées de l'apothicaire, que et surtout par l'attitude négative du chef, mais elle ménage le pharmacien qui, lui au moins, prend la chose au sérieux !

- Douze cas, c'est tout de même significatif.

- Et comment ! Cela implique des mesures. Il faudrait assainir la rivière. Peut-être la fermer ? En pleine saison touristique, ce sera difficile. Les autorités vont devoir arrêter des mesures d'hygiène publique.

Mais le mot "autorités" effarouche sans doute le brave homme, car il sort en s'excusant, comme s'il venait tout à coup de se rappeler une affaire urgente.

 

A la tasse, Joséphine explique le danger à ses collègues :

- N'allez pas vous promener les pieds nus sur les bords de nos cours d'eau. Surveillez les enfants. Mettez des bottes et surtout, ne pétrissez pas la boue ! Non, mes amis, pas de baignades dans l'eau claire de nos ruisseaux.

Un chimiste :

- Il faut dire qu'elle n'est plus vraiment très limpide.

Un autre, plus âgé :

- C'est honteux la pollution qu'il y a maintenant ! Quand j'étais jeune, on voyait les cailloux du lit de la Meuse. Aujourd'hui, elle est aussi noire que les mystères des ténèbres. Elle est devenue un véritable cloaque.

Joséphine :

- Tous les cabinets de la ville, tous les égouts s'y jettent, sans même l'épuration d'un fossé. Il faudrait construire des stations d'épuration. Mais les politiciens sont tellement empêtrés dans leurs finances ! Allez seulement leur expliquer : Ils vous riront au nez ! Car les finances, ça c'est un argument !

Jean :

- Des égouts, des rats, de la merde : L'avenir est beau ! L'argent n'est jamais que du papier. Il vaut un peu moins chaque année. Nos rivières sont notre patrimoine. Elles meurent. Elles puent. La Wallonie est devenue un réseau d'égouts ! C'est la richesse de notre beau pays qui est ainsi dilapidée.

Irénée :

- Des rats !

Un chimiste :

- Ce sont donc les rats qui propagent la maladie ?

Joséphine :

- Les rats sont le vecteur le plus courant. Tous les petits rongeurs peuvent jouer le même rôle. Je pense que la raréfaction du renard est pour quelque chose dans cette affaire. Non seulement, il a été victime de la rage, mais surtout de l'homme qui avait deux bonnes raisons de le supprimer : la redoutable maladie à éliminer et la chasse à préserver. L'homme prédateur tue le prédateur. Que reste-t-il pour tuer le rat ? Si l'homme extermine le renard, il faudrait qu'il s'attaque également à ses proies, pour le respect de l'équilibre.

- La rage, c'est quand même dangereux.

- Bien sûr. Il y a actuellement une expérience de vaccination des renards au Luxembourg. Jusqu'à présent, les résultats ne seraient pas trop mauvais, mais il faut encore attendre avant de pouvoir généraliser la méthode. Vaccinés, les renards ne seraient plus une menace.

- Les chasseurs ne permettront pas une protection des renards.

Jean intervient avec fougue :

- Ce sont des emmerdeurs ! Ils ne respectent pas la nature. Pour eux, la chasse est un sport. Elle était la première activité nutritive de l'homme, bien avant l'agriculture. Vue sous cet angle, elle est l'expression de la symbiose de l'homme avec son environnement. Un sport, non !

Le pharmacien est arrivé pendant la tirade de Jean. En chasseur qu'il est, il se sent concerné et intervient :

- Je n'apprécie pas les grandes battues. La chasse véritable consiste à pister le gibier, le suivre ou l'attendre en sélectionnant ce qu'on va tuer. C'est en quelque sorte une saine gestion de la population des bois.

Joséphine, ironique :

- à condition de ne pas oublier les muridés ! Vous pourriez proposer aux chasseurs de la région d'organiser une vaste partie de chasse aux rats. Je les imagine d'ici, bien campés dans leurs bottes étincelantes, chics dans leur veste classe ! Je les vois, tirant avec leur beau fusil à la crosse gravée sur des rats, ces détestables bestioles !

Une chimiste moqueuse :

- Ils en manqueraient plus des trois quarts.

Le pharmacien a choisi de sourire. L'heure du café est passée. Il faut aller travailler.

Le lendemain, le docteur... rappelle Joséphine. Le jeune hollandais est mort. Mort à dix-neuf ans d'avoir pataugé sur les cailloux boueux du bord de la rivière. Mort parce qu'un médecin ignorait ce que tous les vétérinaires savaient. Car s'il l'avait su, le médecin, il aurait prescrit un antibiotique à titre préventif et le patient ne serait pas mort.

Joséphine interroge le chef :

- Quelles sont les mesures envisagées ?

- Il n'y a absolument rien à faire. Il n'est pas question d'ameuter l'opinion publique.

- Vous allez laisser les touristes risquer la mort en fréquentant nos berges ? Et la population ? Sachant ce que vous savez, laisseriez-vous vos enfants jouer au bord de l'eau ?

- il suffit de ne pas marcher pieds nus et de traiter en cas de blessure. Cette maladie peut être évitée en prenant ces quelques précautions.

- Ah oui ? Prenons l'exemple d'une toute petite écorchure, pratiquement invisible à la main. Vous glisser dans la boue. Dans ce cas, quelle est l'efficacité de vos mesures préventives ?

- Il y a des milliers de touristes qui viennent chaque année dans la région et seulement un mort. Un sur des milliers, il n'y a pas de quoi nuire à l'économie de toute la région.

- Nous y voilà ! Une mort, même sur des millions de vivants, si cette mort peut être évitée, c'est une mort de trop.

- Bien sûr, mais c'est le hasard, le destin.

- Langage de curé !

- Je vous prie de rester polie et respectueuse.

- C'est sans nul doute le destin qui a cloué au lit onze autres personnes dont quelques-unes décéderont probablement aussi ?

- Rien ne prouve qu'elles ont été contaminées ici.

- Prenez-vous les médecins néerlandais pour des imbéciles ? Ils savent, eux aussi, mener une enquête épidémiologique. Et les vétérinaires ? Ils sont bons pour les chiens ?

- Vous n'allez pas comparer un chien à un homme, tout de même !

- Justement si ! Mieux vaut se faire soigner par un vétérinaire informé que par un médecin ignorant !

- ça suffit ! Vous dépassez les limites acceptables. Je vous prie de vous taire.

- Je me tairai quand vous aurez prévenu l'inspecteur d'hygiène.

- C'est à celui qui a établi le diagnostic de s'en charger. En l'occurrence, cela incombe aux médecins hollandais.

- Ils ont averti le corps médical d'ici. C'est fort courtois de leur part. Ils nous laissent ainsi gérer notre problème.

- Précisément ! Ce n'est pas votre problème. Vous n'êtes pas médecin que je sache ! Occupez-vous de vos cultures et pas de l'hygiène publique.

- Qu'on dératise au moins !

Le chef est déjà parti. Joséphine écume de rage. Bien sûr, fermer la rivière causerait un préjudice aux trois familles qui l'exploitent. Bien sûr, le tourisme est la première activité de la ville. L'argent en balance avec la vie humaine ? Le chef fait de la politique. Son parti dirige la ville. Réagit-il en médecin ou en futur candidat aux élections ? La politique est souvent sale. A ce point-là vraiment ? Ou est-ce seulement et toujours de la bêtise humaine ?

Pour une fois, les chimistes sont unanimement de l'avis de la bactériologiste. Il ne l'affiche pas ouvertement, car l'autorité est forte. Il ne faut pas la braver, sinon... Mais leur regard est sombre : le microbe est sur leur terre et les rats sont la honte d'une maison ! ça oui, il faut dératiser !

Puis les jours passent sans que plus rien ne vienne troubler la quiétude des heures égrenées au rythme du ronronnement de la flamme. Ronron paisible. Ambiance de sieste. Travail calme de routine.

Irénée pose des questions sur tout. Joséphine lui répond en donnant des conseils, des directives : " lance un BK." Ou : "prépare-moi un examen à frais, je verrai ce qu'il y a lieu d'envisager"... La symbiose est parfaite entre les deux collègues. La maîtresse des microbes prend plaisir à enseigner ses connaissances à une élève aussi consciencieuse et dont les questions pertinentes révèlent une intelligence qui s'intéresse au fond des choses.

Le travail afflue, toujours plus.

Joséphine réclame l'informatisation du service. Le chef aime énormément les ordinateurs. Il n'est donc pas contre le projet, mais la technicienne est exigeante ! Il lui explique les entraves à la réalisation de son rêve :

- Les informaticiens de la maison estiment qu'un programme tel que vous le souhaitez est irréalisable. Ils disent que ce n'est pas possible de le créer sans en changer la philosophie.

- Impossible n'est pas informatique !

- Je suis de votre avis. Aussi, ai-je pris des contacts pour le faire élaborer à l'extérieur. Si le prix est raisonnable, je pourrai obtenir l'aval de la direction.

- Un pareil programme devrait intéresser d'autres laboratoires.

- Justement, je suis en pourparlers avec des confrères qui travaillent pour des hôpitaux du groupe. Le président général est d'ailleurs disposé à appuyer le projet à conditions que nous collaborions avec nos informaticiens.

Joséphine sait ce qu'elle veut : un programme rationnel et souple. Beaucoup de services de bactériologie sont déjà informatisés en ce qui concerne la réponse des résultats, mais en général, il s'agit de programmes rigides qui ne permettent ni la nuance, ni une utilisation plus large de l'outil informatique. Leurs utilisateurs se plaignent de devoir recopier le contenu du cahier, le grand cahier traditionnel, sous forme de codes limités sur une minable feuille dite de "travail" !

Il devrait y avoir moyen de tirer plus d'un ordinateur. Sur ce point, le chef est d'accord avec la technicienne. Il prend même le temps d'écouter longuement ses desiderata. Elle sait ce qu'elle veut. Le blond souverain est disposé à quelques concessions pour amadouer les informaticiens de la maison. Elle pas. Son rêve est trop parfait ! Elle imagine un écran sur la table de travail... A l'argument que ça nuirait à l'emploi des secrétaires, elle répond qu'elle est disposée à en accueillir une dans son local pendant les moments consacrés aux lectures. Elle se voit déjà au microscope, dictant les résultats. La secrétaire arriverait à peine à suivre. Mais ça c'est du rêve. C'est bon quelque fois de rêver.

 

Les jours passent, calmes après la tempête de la leptospirose. Pourtant, un samedi matin, une queue de l'ouragan frappera encore l'escadre paramédicale. Cette fois, Fifi sera seule aux commandes et des manœuvres serrées permettront d'éviter des dégâts.

Joséphine arrive, ni gaie, ni de méchante humeur. Ses pensées sont seulement un peu grises. Voilà tout. Elle a à peine le temps de boutonner sa blouse blanche que la garde l'interpelle déjà, avant quelle n'aie franchi sa porte :

- Le Docteur Gendron demande une recherche de leptospirose... Joséphine s'arrête net et interroge sa collègue avec animation :

- Pourquoi, il a un cas ?

- il veut que tu fasses une hémoculture, car le docteur Decelles lui a envoyé un patient suspect hier soir.

Le docteur Gendron, d'âge moyen, enfant de la cité, est Interne à l'hôpital. C'est un savant. "Cet homme n'a pas sa place ici, dit souvent Fifi, il devrait travailler en milieu universitaire." Entendez par-là que notre hôpital n'est pas l'endroit adéquat pour expérimenter certaines thérapeutiques. Pensez donc ! S'il disposait d'un matériel plus sophistiqué, il pourrait faire des merveilles. Il est toujours à demander : "Etes-vous certaine de votre résultat ?" Ou encore : "Il me faut telle recherche en urgence." Toujours en urgence ! Tout en urgence ! Parfois, le patient est hospitalisé depuis plus d'un mois, lorsque monsieur le docteur pense à une possibilité inexplorée. L'armée paramédicale doit alors déployer les grands moyens pour s'occuper toute affaire cessante du dernier rêve du génie. Pour ça, oui, il serait bien à sa place ailleurs qu'ici ! Pour se consoler d'être ainsi à sa disposition, Joséphine l'imagine accablé de cauchemars, passant ses nuits à s'interroger : "Est-ce ou n'est-ce pas ?"

Par contre, le docteur Decelles est pondéré, respectable, toujours poli et peu loquace. Il est clairvoyant. S'il suspecte une leptospirose, il vaut mieux le prendre au sérieux.

Quant au malade, il habite à l'embouchure de la rivière sur laquelle il exerce son sport favori, la pêche. Hé oui, nous y voilà !

Fifi arrive essoufflée. Elle réitère la demande de Gendron. Joséphine dont les connaissances viennent d'être rafraîchies par de longues lectures sur le sujet, répond sans hésiter :

- Il est impossible d'isoler le germe avec nos milieux usuels. Il en faut des spéciaux. De plus, je n'ai jamais vu cette bactérie. Je ne me sens donc pas capable de répondre au mieux à l'urgence médicale qui se présente. De toute façon, une hémoculture n'est pas l'analyse la plus appropriée pour confirmer rapidement le diagnostic. La littérature conseille une sérologie.

Fifi montre des signes de contrariété. Excédée, la laborantine saisit sur l'étagère le plus gros livre de bactériologie. Elle l'ouvre au chapitre de la mortelle maladie. Elle lit à haute et distincte voix les détails de ce qu'elle vient de résumer à l'incrédule médecin biologiste. La lecture terminée, elle conclut ainsi :

- Je veux bien ensemencer tout ce que vous voudrez. Je veux bien passer du temps à fabriquer des milieux spéciaux. Mais je dois vous dire que les résultats seront trop lents et peu fiables. J'estime que nous ne pouvons pas prendre de risque avec la vie de ce malheureux. Par conséquent, vu l'urgence de la situation, je pense qu'il faut téléphoner au laboratoire de *** et demander l'avis du professeur X. Ensuite, il faudra lui envoyer par taxi les prélèvements tels qu'il les aura demandés. Il y a déjà eu trop de temps perdu.

- Vous avez raison. Appelez *** et passez-moi le professeur X.

"ça c'est le comble, pense Joséphine. Je passe standardiste, maintenant." Mais le cas exigeant tous les sacrifices, elle répond :

- Immédiatement !

Et elle s'exécute sur-le-champ.

Deux minutes plus tard, elle interpelle Fifi :

- Le professeur X est absent, mais la secrétaire me met en contact avec le laboratoire de référence de la leptospirose.

Fifi veut parler, mais la technicienne-téléphoniste l'arrête d'un geste et répond à l'appareil :

- Bonjour Docteur. Ici le laboratoire... Je vous passe le docteur Fifi.

Elle tend le cornet à la biologiste et se met enfin au travail. Quelques minutes plus tard, la femme-médecin raccroche. Rayonnante, elle s'adresse à Joséphine :

- Ce médecin est vraiment charmant. Il se tiendra à notre disposition tant qu'il faudra. Il suggère que nous lui envoyions du sang pour une sérologie. Appelez un taxi. Je vais prélever le patient.

"Ouf ! Pense Joséphine. Dire que tout cela aurait dû être fait hier soir." En effet, plus la maladie est traitée tardivement, plus le risque de mortalité est élevé.

Les circonstances ont transformé Fifi en véritable courant d'air. Moins de dix minutes plus tard, elle déjà de retour avec le prélèvement. Le chauffeur du taxi reçoit des instructions très précises. Le sang est parti. Fifi est satisfaite. Joséphine s'informe :

- Le patient est-il sous traitement ?

- Non, le docteur Gendron attend la confirmation du diagnostic.

- Tout cela aurait dû être fait hier soir. C'est navrant !

 

Notre laborantine se remet promptement au travail. Elle est pressée, car elle n'a encore pratiquement rien fait aujourd'hui.

Un peu plus tard, alors que les boîtes passent de droite à gauche en déversant au passage leurs révélations dans le grand cahier, un pas tranquille résonne dans le long couloir. Le marcheur s'arrête. Silence. Joséphine se retourne... Rémy est planté dans l'embrasure de la porte restée ouverte. Il semble hésitant. Elle l'invite :

- Entrez, cher ami !

- Je ne voudrais pas vous déranger. Vous semblez très occupée.

- Vous ne me dérangez absolument pas. Nous venons d'être perturbés par une recherche de leptospirose.

- Vous la réalisez vous-même ?

- Non, la culture est trop délicate et les recherches sont trop rares pour mettre la sérologie au point ici. Le sang est parti en taxi pour ***. Il doit être arrivé à cette heure-ci.

- Mon confrère et ami, le docteur Decelles vient de m'expliquer à l'instant qu'il a fait hospitaliser hier soir un patient qu'il suspecte d'être atteint de la maladie.

- Il s'agit précisément de son cas.

Rémy écarquille les yeux :

- Il n'est pas encore confirmé depuis hier ?

Joséphine qui partage son sentiment, enchaîne :

- Le docteur Gendron est resté en stationnement devant la suspicion. Aucun prélèvement pertinent n'a été réalisé. Le patient n'a reçu aucun traitement.

Le médecin étale ses grands yeux ronds et foncés, des yeux étonnés, en point d'interrogation et ébahis :

- ça alors !

- Oui, du temps perdu. Mais attendez, ce n'est pas tout !

Elle raconte l'histoire de la leptospirose : les Hollandais, les vétérinaires, l'inaction des médecins. Elle conclut :

- Si ce pêcheur avait été informé des risques inhérents à la rivière, il ne serait probablement pas couché dans un lit d'hôpital à l'heure qu'il est.

Notre brave ami, les yeux de plus en plus agrandis d'étonnement, approuve avec conviction :

- Effectivement !

puis, plus bas, plus doucement, comme gêné par ce qu'il va dire :

- Le praticien qui a soigné la blessure du jeune Hollandais aurait dû lui administrer une antibiothérapie préventive.

- Vous l'auriez fait, vous ?

Encore plus bas, presque rougissant, il répond pourtant sans hésiter :

- Bien sûr ! Dans des cas pareils, je soigne la blessure, vaccine contre le tétanos et prescrit une céphalosporine de façon à couvrir une large gamme d'infectants potentiels.

- Mais alors, si ce jeune homme vous avait consulté, il ne serait pas mort ?

- Probablement pas.

Il a répondu d'une voix à peine perceptible, mais en appuyant la négation d'un signe ferme de la tête. Ce n'est pas dans ces habitudes de porter un jugement sur les agissements de ses confrères. Il doit être outré pour avoir pris aussi nettement position.

Le jour n'est pas à plaisanter. Les deux amis se quittent sur un échange de regards désolés.

Il faudra pourtant bien terminer cette journée ! Sans conviction, Joséphine se remet au travail. Une heure plus tard, Fifi entre à nouveau. Excitée, elle rapporte :

- La recherche est positive. Le patient va être traité à l'ampicilline, mais il vaudrait mieux qu'il soit transféré à ***, car d'après le spécialiste de là-bas, le traitement risque de provoquer un état de choc très grave. En effet, une fois mortes les bactéries libèrent de la toxine en grande quantité dans l'organisme, ce qui peut provoquer un état de choc mortel. Un appareillage spécifique est requis pour assister le patient. Notre hôpital ne dispose pas de ce matériel. J'ai expliqué tout cela au docteur Gendron, mais il prétend que son service de réanimation pourra prendre en charge le patient en cas de complication. Nous ne sommes pourtant pas équipés pour faire face à un choc ictéro-hémorragique.

- Prévenez le médecin traitant. Il pourra certainement convaincre le docteur Gendron de transférer le patient avant d'injecter l'antibiotique.

- Vous avez raison.

Fifi repart vers son téléphone.

La voici déjà de retour :

- Le docteur Decelles arrive à l'hôpital immédiatement. Je cours dans le service.

A contre cœur, Gendron accepte l'idée d'un transfert. Ils se précipitent tous dans la chambre du malade, juste à temps : l'infirmière, seringue en main se prépare à injecter le produit. Dans moins d'une heure, le patient conduit en ambulance sera pris en charge par une équipe spécialisée et super équipée.

La famille pleure dans le hall de l'hôpital. Le docteur Decelles les rassure : "Votre père, votre mari aura plus de chance de s'en sortir à ***. C'est une maladie rare. Il court moins de risques là-bas. Alors, pour le soignerait-on ici ? Vous pourrez bientôt lui rendre visite..." Tous finissent par se disperser. Gendron a disparu, probablement vexé de s'être fait priver de son cobaye. Inquiète, Fifi se confie à Joséphine :

- Le docteur Coupdevent n'appréciera pas que je me sois immiscée dans les décisions d'un confrère.

- Vous êtes médecin vous aussi, biologiste de surcroît ! De plus, vous avez agit sur les conseils du spécialiste national de la leptospirose. Le docteur Decelles vous a plus qu'appuyée. La vie d'un homme était en danger. Ayez la conscience en paix !

- Vous avez raison. J'ai tord de m'inquiéter.

Son ami, un Decelles en plus autoritaire, est arrivé, ramenant le sourire aux lèvres de la douce Fifi. Ils s'en sont allés dans le bureau de la biologiste. Cette dernière s'est fait rassurer par le charme solide du mâle-médecin.

 

Le pêcheur est maintenant hors de danger. Joséphine s'applique à la routine. Irénée effectue consciencieusement tous les ensemencements.

Rémy viendra-t-il ? Trop souvent, la bactériologiste, trop occupée par son travail toujours croissant, ne retient pas le visage convoité quand il hante la flamme. Alors, comme à regret, le songe regagne l'armoire secrète dans le cœur de la laborantine. Bien rangé au-dessus des soucis divers, à droite de l'amour de la nature, juste devant les choses de la vie, il guette à fleur de peau le moment qui sera sien, quand les deux corps, brûlés par tant de regards depuis si longtemps, se confondront dans une étreinte méritée. A moins qu'ils ne se reconnaissent pas ? Le songe frémit à cette perspective. Alors, pour ne pas s'abîmer, il la chasse de l'éventualité de l'avenir. Un jour, les yeux de Rémy descendront sur ses lèvres. Elles remueront doucement. Les mots si désirés seront déjà des caresses.

En attendant, Joséphine passe sa vie à isoler des souches, banales ou exceptionnelles. Elles sont le fruit de sa froide rigueur qui l'élève au rang de bonne technicienne, mais qui lui dessèche le cœur et le corps. Pourquoi ne pas s'abandonner au regard profond ? Pourquoi écouter la sage raison ? L'amour propre craint-il de ne pas voir s'ouvrir les bras de l'autre ? A force de trop penser, la pulsion amoureuse soumise à la logique perd toujours un peu plus de sa puissance. Il ne finit par rester d'elle que le sentiment amer de n'avoir pas su saisir la belle image d'un corps à affleurer.

Aujourd'hui, Joséphine est penchée une fois encore sur une espèce de pasteurella impossible à identifier. Encore une souche à envoyer au professeur X. D'où viennent donc toutes ces bactéries rares ? Et les résultats qui ne rentrent pas de *** !

Irénée a atteint son plein rendement, mais le travail ne cesse d'augmenter. Joséphine est fatiguée, à un point qu'elle renonce à revendiquer. Elle se contente de dire : "Ce n'est plus possible ! Il me faut encore quelqu'un en plus." Ou : "Et l'informatique ?" Le chef acquiesce chaque fois du mouvement vertical de sa tête blonde, mais sans donner suite aux récriminations justifiées de la bactériologiste.

Un jour pourtant, événement majeur, il est entré en bactério. Il a tourné un bon moment en rond dans le local devenu trop petit, puis, il a commencé à parler des négociations sur l'informatique. En fait, il avait besoin du point de vue de Joséphine. Pendant presque deux heures, les deux ennemis se sont entendus pour définir les grandes lignes du futur programme. Le chef pense que la réalisation est proche. Les négociations avancent bien, ainsi qu'il le rapporte :

- Nous avons obtenu une forte réduction de la firme d'informatique à condition que le programme soit achevé et essayé ici.

- Tant mieux ! Ainsi, nous aurons ce que nous avons toujours voulu. Un bon programme de bactériologie n'est pas chose courante. Nous aurons une longueur d'avance sur la concurrence.

Le jeune lion est très sensible à cet argument que la laborantine méprise, mais qu'elle utilise chaque fois qu'il peut convaincre l'autorité. Forte de l'avantage de la situation, elle ajoute :

- Je vous demanderai seulement de prévoir un peu de main-d'œuvre pour me dépanner dans ces futurs moments de mise au point de l'informatique.

Cette fois, il a accompagné l'habituel mouvement approbateur de sa tête blonde de paroles prometteuses :

- En effet, je vais y réfléchir.

 

Le temps a passé. L'été avance. Aujourd'hui, Joséphine est rentrée relativement tôt. Tout en préparant son souper, elle prête une oreille aux informations de dix-neuf heures à RTL. Un mot la fait sursauter : "leptospirose". Elle délaisse ses casseroles et, très excitée, va se planter devant le téléviseur : Les journalistes néerlandais on transmis à leurs confrères belges une nouvelle surprenante : Une rivière est contaminée par une dangereuse bactérie. Trois personnes sont mortes de la leptospirose aux Pays-Bas. Joséphine est abasourdie : "ça alors, deux autres sont morts sur les douze cas infectés !" Tout est expliqué clairement en moins de trois minutes. Les médecins hollandais clament leur colère, alors qu'un responsable de l'hygiène minimise le risque. Le journaliste de la chaîne privée insiste sur l'inaction des pouvoirs publics. Le téléphone sonne. Joséphine sursaute. Elle hésite entre écouter la suite ou répondre au téléphone, mais voici déjà la page sportive. Elle décroche. C'est Jean. Elle pense qu'il est au labo avec un gros problème sur les bras, mais non :

- Allume vite ta télévision, on parle de la leptospirose.

- Oui, je viens d'entendre.

- C'est exactement ce que tu nous as dit ! Tu dois être contente ?

- Évidement ! Sauf que ce n'est pas un mort, mais trois ! J'espère que maintenant, les pouvoirs publics vont réagir.

- Ils ne peuvent pas faire autrement...

à la RTBF, les journalistes développent longuement le dossier, mais ils sont plus tolérants vis-à-vis des responsables de l'hygiène publique. Ont-ils été convaincus par les arguments de ces derniers ou est-ce là une conséquence du caractère publique de la chaîne ? Non quand même !

Le lendemain, la presse écrite prend la relève. Au laboratoire, l'événement occupe toutes les conversations. Chacun reste sur sa position.

Le docteur Coupdevent attaque vivement les journalistes. Il les accuse de manque d'objectivité. Pas mal de médecins partagent son jugement. On a accusé de négligence un des leurs. Il n'a pas été nommé, mais les propos qui ont été tenus à son égard étaient sans équivoque. Les médecins n'acceptent pas qu'un étranger à leur conseil de l'ordre se mêle de leurs agissements médicaux. Dans ces cas-là, ils sont solidaires, tous unis contre l'attaquant. A plus forte raison, s'il s'agit de la presse ! Pensez donc : aucun n'est à l'abri d'une erreur médicale. Qui sera l'accusé de demain ?

La campagne de presse a été bien menée, sur tous les fronts. L'objectif en était l'assainissement des rivières contaminées. L'attaque a duré un peu moins de vingt-quatre heures. Et puis... Silence ! Pourquoi ? Que s'est-il passé ?

Heureusement, le temps agit sur tout. Les pluies d’automne finissent par grossir les eaux des rivières. Les kayaks rejoignent leurs hangars. Les touristes, comme à la fin de chaque saison, ont déserté la région.

Joséphine pense que les pouvoirs publics vont profiter du répit hivernal pour dératiser. Mais non, ils ne le feront pas. La leptospirose est une imagination hollandaise. Qui peut savoir qui a raison ?

Trois morts sur une saison : On ne peut pas dire que le destin se soit vraiment acharné sur les vacanciers. Soyons positifs !

 

Chapitre suivant

Table des matières

Chapitre précédent

unlabo.net


Mémoire de Microscope, Dix Paroles pour une Vie paisible, Ceux du Forbot : Trois e-books à télécharger gratuitement ou à lire en ligne en toute légalité. - Copyright : Christine Longrée - Dinant (Belgique)