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Ceux du Forbot

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
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9. Le retour

Kamilia :

Après huit ans de séjour en Belgique, nous avons pu obtenir la nationalité belge et le passeport qui va avec. C'était un grand moment. Dans ces conditions, malgré le régime communiste toujours en place, nous avons osé retourner en Hongrie. Il y avait mon père et la mère de mon mari que nous voulions revoir encore au moins une fois, la famille, le pays ou plutôt le souvenir de ce qu'il avait été. L'odeur de la terre, la couleur du ciel, le vent de la vaste plaine, la fraîcheur du Danube, tout nous manquait, comme une douleur profonde, un regret muet.

Blindés de nos passeports tout neufs, nous sommes donc partis avec la vieille voiture bourrée de tout ce que nous avions pu collecter. Nous avions hâte de revoir les nôtres. Nous savions qu'ils manquaient de tout. Nos amis nous ont aidés à remplir la voiture, surtout le couple de pharmaciens qui nous a donné beaucoup de vêtements.

Le voyage s'est bien passé. Nous avancions doucement afin de ménager notre véhicule. Il fallait s'arrêter pour laisser refroidir le moteur. Nous avons traversé l'Allemagne sans encombre, puis l'Autriche où nous nous sentions déjà un peu à la maison. Nous avions le coeur léger.

A la frontière hongroise, ce fut une autre affaire ! Il y avait, outre les douaniers et la police, d'impressionnants soldats russes armés de mitraillettes. Les gardes ont d'abord étudié nos passeports, les papiers de la voiture. Cela a duré un bon moment. Ensuite, il a fallu tout sortir, mettre chaque chose sur un banc, d'un côté, ce qu'on pouvait prendre, de l'autre, ce qui était confisqué. Je n'ai jamais compris leurs critères de sélection. Quand la voiture a été vide, ils l'ont enfermée dans un garage, à l'abri de nos regards et l'ont complètement démontée, comme dans les films. C'était en 65, en pleine guerre froide. Nous étions à la frontière des deux blocs, à la merci des communistes, sous la seule protection de nos passeports belges. Nous sommes restés là des heures et des heures. Nous étions bloqués à côté de nos bagages. Les agents avaient nos passeports. Les soldats russes nous surveillaient, mitraillettes au poing.

En bons communistes, les douaniers faisaient la chasse aux écrits subversifs. Dans l'auto, ils trouvèrent un trophée de taille : une bible ! Le garde sortit du garage en la brandissant jusque devant nos yeux. Furieux, Il nous ordonna de charger la voiture enfin libérée et rentra dans les bureaux en maugréant, sans doute pour consulter son chef. Mon mari a alors fait preuve d'un grand courage : malgré la fureur du garde et les mitraillettes russes pointées sur nous, il a rechargé dans l'auto non seulement tout ce qui était autorisé, mais aussi une bonne partie de ce qui était confisqué. Très préoccupé par la perversité de notre bible, le garde frontière n'a rien vu. Il s'est acharné à nous expliquer que ce livre était interdit et qu'il n'était pas question que nous l'emportions. Il nous cria des insultes en nous ordonnant de dégager. Les armes toujours pointées sur nous, nous avons démarré sans nous faire prier !

En fait, les gardes frontières hongrois ne faisaient pas ce qu'ils voulaient : c'était les soldats russes qui tenaient les mitraillettes ! Il se passait là une drôle de comédie que nous nous étions très impatients de fuir.

Après des heures et des heures d'angoisses voilà que nous roulions bien tranquillement chez nous. Mais c'était le pays des communistes ! Nous les connaissions bien pour avoir subi leurs humiliations pendant des années. Manière de nous réconforter et de nous donner du courage, nous avons plaisanté sur l'évangile qui allait peut-être convertir le poste frontière au grand complet et pourquoi pas plus encore. Pas très à l'aise, nous étions cependant émus de fouler la terre généreuse de notre berceau, de respirer l'air immense de ce ciel familier. Nous étions heureux.

Au bout de trente à quarante kilomètres, nous fûmes tout à coup cernés à nouveau par des policiers qui, toujours armés de mitraillettes, nous forcèrent à nous arrêter. Là, nous avons vraiment eu très peur. Nous pensions que c'était parce que nous avions emporté les objets confisqués et nous tremblions intérieurement de ce qu'il allait encore falloir subir. Pas du tout : Ils nous accusaient d'excès de vitesse et nous réclamaient une forte amende. Ils mentaient bien sûr : Nous avions scrupuleusement respecté les limitations de vitesse, mais que faire ? Nous avons payé. Chaque fois que nous sommes retournés en Hongrie, ce fut la même chose : après quarante kilomètres, nous étions rançonnés. Ils nous donnaient un reçu, mais le montant indiqué était de moitié inférieur à ce que nous avions payé. C'était le nouveau visage de notre pays.

A Budapest, nous avons très souvent été contrôlés. La première fois, j'ai pleuré de rage : Nous faisions des courses en ville. Les voitures étaient très rares. Il y avait seulement quelques Moskvitch, quelques Traban, ces saletés russes. Pour le stationnement, il y avait de la place, plus qu'il n'en fallait, pour tout le monde. Nous nous étions garés dans une rue, derrière une Traban, puis nous sommes rentrés dans le magasin tout proche pour acheter ce qu'il nous fallait ou plus exactement ce que nous pouvions trouver. Quand nous sommes ressortis, un attroupement cernait notre voiture, l'occidentale que des camarades hissaient sur la remorque d'une dépanneuse. Les passants, très nombreux à cette heure-là, se retournaient pour bien voir ces étrangers aux prises avec le système. Les gens connaissaient la musique. Tous les étrangers en visite à Budapest avaient à connaître le même sort. Après tout, ils venaient de pays riches qui n'avaient pas levé le petit doigt pour eux. Ma rage était à son comble. J'ai éclaté en sanglots, comme je ne l'avais jamais fait pendant les années difficiles qui ont suivi la victoire des communistes. J'ai craqué, comme si je n'avais pas été endurcie par la vie. Mais cela ne m'a pas empêché de protester. Rien n'y fit : J'ai dû payer bien cher pour qu'ils décrochent mon auto. Ce genre d'incident est arrivé souvent pendant nos séjours au pays : C'était soit un excès de vitesse ou un stationnement interdit. Il n'était pas question d'argumenter l'absence de panneau de signalisation. La moindre rencontre avec les forces de l'ordre impliquait le paiement d'une amende. C'était leur façon de nous faire payer de leur avoir échappé. Sans notre passeport belge, nous aurions connu la prison et probablement pis, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. J'ai fini par comprendre que ces tracasseries étaient plus frustrantes pour eux que pour nous, car ils ne pouvaient pas nous nuire comme ils l'auraient voulu. Ma rage a laissé la place au mépris que je leur avais toujours voué.

Nous avons retrouvé papa dans une misère noire. Il vivait dans une seule chambre avec ma belle-mère. Ils étaient pauvres. Nous avions apporté du café et des bananes. En Hongrie, ils n'avaient jamais vu des bananes. A chacun de nos voyages, nous en apportions, avec du café et du riz. Ils n'avaient pas de café.

Il nous est arrivé de loger chez mon père avec les enfants. Nous restions tous dans l'unique chambre. Il faisait chaud. Heureusement, il y avait un petit balcon. Les enfants s'y défoulaient. Nous étions au deuxième étage. Un jour, l'un d'eux laissa tomber de la petite monnaie par accident. Les passants se précipitèrent pour ramasser les pièces d'une très maigre valeur. Les enfants prirent plaisir à renouveler l'opération. Nous aurions voulu avoir plus d'argent pour en jeter d'avantage. Les gens étaient tellement pauvres que nous donnions tout ce que nous avions, c'est à dire, malheureusement pas grand chose. Même rien que pour la famille, nous n'avions pas assez pour les aider de façon significative.

La première fois que ma fille aînée est retournée en Hongrie, elle s'est étonnée de ce que les gens parlaient hongrois dans la rue. Pour elle, c'était la langue de la famille, celle que nous parlions à la maison, entre nous, pas en public. Les enfants ont parfois une conception des choses que nous avons peine à imaginer.

Un jour, alors qu'un policier nous taxait encore d'une amende avec des arguments fallacieux, ma fille, dans un hongrois maladroit, avec un fort accent étranger, lui a dit qu'elle ignorait jusqu'alors qu'il y avait des sales gens, ainsi en Hongrie. Nous avons eu de la chance qu'il était très occupé à percevoir le pécule illicite et qu'il a préféré ne pas entendre l'insulte. Par après, j'ai ferment expliqué à ma fille pourquoi elle ne devait pas recommencer. Les enfants avaient du mal à comprendre l'immense différence entre leur pays d'adoption et celui de nos origines, tel qu'il était devenu.

Un jour, nous sommes allés dans le sud de la Hongrie, près de la frontière yougoslave pour rendre visite à un prêtre qui avait des connaissances en Belgique. Nous avions des colis à lui remettre de la part de ses amis. Depuis Budapest, nous avons remarqué que deux voitures nous suivaient. Nous sommes arrivés au près de la frontière, elles nous suivaient toujours. Nous nous sommes arrêtés chez le prêtre, elles se sont arrêtées. Nous sommes entrés chez dans l'église, ils sont entrés, deux types. Quand nous sommes partis, ils sont partis. Dans tous nos déplacements hors de la capitale, nous étions suivis, mais surtout quand nous nous rendions chez des prêtres. C'était interdit de contacter des prêtres. Avec notre passeport belge, nous ne risquions pas grand chose. Mais tout de même, nous avions peur qu'ils ne nous confisquent l'auto. La religion leur faisait très peur.

J'ai toujours gardé un chapelet dans ma poche, jusque maintenant. Cette année-là, à la frontière, quand nous sommes revenus, les douaniers ont à nouveau tout contrôlé, tout démonté, plus minutieusement encore qu'à notre arrivée. Ils étaient à la recherche d'un moindre indice d'espionnage. Ils ont trouvé le chapelet dans ma poche ! C'était très grave. Ils l'ont examiné à la loupe, grain par grain. Probablement soupçonnaient-ils cet objet subversif de contenir un message, un microfilm ou un indice utile à l'ennemi. Le chapelet les intriguait. C'était dans les années soixante, en pleine paranoïa de guerre froide. Toute écriture était interdite, en entrant, comme en sortant.

J'avais une si belle histoire écrite par un prêtre. Ils l'ont trouvée. Ils l'ont confisquée. Pourtant, ils ne savaient pas que c'était l'oeuvre d'un prêtre. Aucun écrit ne pouvait passer, ni pour entrer, ni pour sortir. La vérification durait des heures à la frontière. Sans notre passeport belge, nous aurions été arrêtés, battus, emprisonnés et Dieu sait quoi encore... Les communistes interdisaient aux habitants de franchir la frontière de l'Ouest. C'était considéré comme de la traîtrise. Seuls ceux appartenant à une élite de fidèles obtenaient une autorisation de sortie. Tenter de quitter la Hongrie sans cette autorisation était très risqué. Si on se faisait prendre, c'était la mort ou au mieux la prison et la torture.

Quand, malgré tous ces risques, nous avions fui la Hongrie, ma soeur n'avait pas pu nous accompagner, car son enfant venait de naître. C'était trop risqué d'autant plus qu'elle jouissait d'une relative sécurité du fait de son emploi à l'ambassade grecque. Par après, elle a regretté sa décision, tant la vengeance des Russes a été terrible après la tentative de révolution. Ils ont arrêté énormément de monde. Ils ont exécuté des milliers de gens. Ma soeur a été contrainte d'abandonner son poste à l'ambassade. Il n'était plus question de travailler dans une ambassade occidentale. De quoi allait-elle vivre ? Elle a, elle aussi opté pour l'exil. Mais comment sortir du pays ? Passer la frontière, comme nous avions pu le faire in-extrémis à l'issue de la révolution était à nouveau impossible. Les troupes russes avaient repris le contrôle intégral des frontières. Toute tentative était inexorablement vouée à la mort.

Son patron, l'ambassadeur grec, comprenant son désarroi, lui a proposé un plan : Grâce à lui, elle pouvait obtenir un visa d'émigration. Il était extrêmement rare d'obtenir ce précieux passeport. Pour le commun des citoyens, c'était impossible. L'ambassadeur a effectué toutes les démarches nécessaires auprès du gouvernement hongrois en vue d'obtenir ce passeport. Après beaucoup de temps et bien des manoeuvres diplomatiques, il a obtenu le précieux document. Mais pour qu'il soit délivré, il fallait que ma soeur renonce à sa nationalité hongroise et s'engage à ne plus jamais remettre les pieds en Hongrie. Elle a dû signer tout ça. Plus jamais, elle ne reverrait son pays. Elle a été autorisée d'emporter avec elle 50 kilos de bagages personnels. Ces derniers ont été vérifiés scrupuleusement à la frontière et délestés des objets jugés interdits. Il ne restait que les vêtements, c'est tout ce qu'elle a pu sortir.

Sa valise d'une main et sa petite fille de l'autre, elle est venue chez nous.

Elle était devenue apatride. De notre côté, ici aussi, nous avons dû courir les ministères pour qu'elle puisse venir en Belgique. Nous avons donné la garantie que nous la prenions en charge avec sa fille et l'autorisation de séjour a suivi.

Heureusement, un peu avant tout cela, elle avait fait sortir nos bijoux de famille par le courrier de l'ambassade, ce qui lui a permit d'acheter des meubles et un minimum d'installation.

Son mari ne l'a pas accompagnée. Ils avaient déjà divorcé, mais surtout, c'était impossible de faire quoi que ce soit pour lui : Il était emprisonné pour avoir participé à la révolution. Une fois libéré, il est resté sous étroite surveillance policière. Il lui était impossible d'effectuer le moindre déplacement. Plus jamais, il n'a revu sa fille.


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