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1. Notre terreViktor :En 1915, année de ma naissance, ma famille était installée à l'Est de la Hongrie. Malheureusement, le village de nos origines devint roumain par le traité de Trianon et il nous fallut décamper. Nous perdîmes notre propriété ancestrale et, avec elle, la plus grand partie de nos biens. C'était peu après la première guerre mondiale, quand l'empire austro-hongrois fut disloqué et une partie de la Hongrie partagée entre ses voisins. Cependant, il nous restait encore une grande exploitation au bord du Danube, assez pour vivre et une belle demeure, ancestrale elle aussi, dans laquelle, mes frères et moi grandîmes heureux. Nous gardâmes également le nom de cette terre qui n'est plus la nôtre, ce nom dont je suis fier et que mes enfants et mes petits-enfants portent à leur tour. L'histoire de notre peuple est jalonnée de batailles et de guerres cruelles. Les Hongrois ou Magyars arrivèrent de l'Est, conduits par Arpad, un chef redoutable. Ils venaient de l'Asie mineure, du sud de l'Oural. Ils avançaient doucement. Après une halte au niveau de l'actuel Irak, entre le Tigre et l'Euphrate, ils arrivèrent au pied des Carpates qu'ils traversèrent. Ce n'était pas facile. Les passages n'étaient pas très larges, mais ils avaient du courage ! Puis, bien à l'abri derrière les montagnes, au début du dixième siècle, ils s'installèrent dans la belle et vaste plaine irriguée par le Danube. En ce temps-là, la région était peu peuplée. Il y avait eu des Celtes, vaincus par les romains, puis d'autres peuples, tels les Huns qui au cinquième siècle avaient déferlé sur l'Europe entière, conduits par Attila, "le fléau de Dieu". Les Hongrois sont des Hugro-finois. Nous sommes apparentés aux Finlandais. Tandis que les Russes qui occupent actuellement les plaines de l'Oural sont des Slaves. Là-bas, dans cette lointaine contrée de nos origines, la nature est restée la vraie nature, sauvage, avec d'immenses forêts, mais la population y est encore très pauvre. Peut-être était-ce déjà par manque de perspective d'un bon avenir qu'il y a plus de mille ans, les Hongrois quittèrent cette vaste plaine magnifique pour finalement adopter celle du Danube, plus petite, mais protégée par les Carpates ? En l'an mille, Étienne devint roi et imposa le christianisme. Plus tard, les Mongoles firent une incursion brève, mais dévastatrice. La guerre contre les Turcs dura 150 ans. Mes ancêtres résistèrent contre ces envahisseurs qui nous prenaient tout. Ils les empêchèrent de progresser à l'intérieur du pays et de l'Europe. Ils se battaient âprement jours après jours. Ils étaient d'agiles cavaliers et de très bons stratèges, particulièrement habiles avec leurs sabres. Ils empêchaient ainsi les Turcs d'avancer, à défaut de pouvoir les expulser. Ces derniers perdaient souvent la bataille et leur tête aussi, mais ils étaient tenaces ! Nous aussi... C'est ainsi qu'au quinzième siècle, Mathias remporta une victoire éclatante. Son père, Jean Hunyadi avait déjà battu les Turcs de façon invraisemblable, mais là, avec Mathias, c'était une victoire internationale ! Le pape en tête, l'Europe était en pleine croisade. Tout le monde redoutait par-dessus tout une progression des Turcs vers l'Ouest. La bataille avait été terrible : Les Turcs étaient cinq à six fois plus nombreux que les Hongrois, mais nous étions sans pitié et nous avons gagné. Les Turcs se sont encourus jusqu'en Turquie. C'est depuis lors que l'on sonne à midi dans toutes les églises : En 1456, pour mieux parer le péril turc, le pape Calixte III a fait sonner les cloches partout, trois fois par jour. L'appel à la prière a porté ses fruits. La victoire une fois acquise, la directive pontificale fut maintenue, tant les Turcs faisaient peur. L'angélus de midi était né. Mathias fut couronné roi. Les vaillants guerriers hongrois reçurent du roi de la terre et même des châteaux pour avoir chassé les Turcs. L'arbre généalogique de ma famille remonte jusqu'à cette époque à la fois terrible et glorieuse. En 1526, la Hongrie a perdu sa plus grande bataille. Après cette défaite, pour rétablir plus ou moins l'ordre dans le pays, la famille de Habsbourg a été appelée à la rescousse. Elle a régné sur l'Autriche et la Hongrie jusqu'à la défaite de 1918. La plupart des rois d'Europe étaient d'origine allemande, sauf à l'ouest, comme en France, bien sûr. Mais ils étaient tous plus ou moins apparentés. Au gré des guerres, la plupart des documents ont disparus. Il nous en restait qui remontaient au dix-septième siècle. Ce n'était pas des documents en papier, mais des sortes de livres dont les pages en cuir était garnies de cachets de cire et de rubans. Tout à disparu par la main des communistes. Mon arrière, arrière, arrière-grand-père avait fait fabriquer une armoire métallique de sécurité, un grand coffre-fort. Les communistes l'ont ouverte avec avidité. Ils furent très déçus de ne trouver que ces archives familiales. Ils ont tout fait disparaître. Probablement cherchaient-ils de l'or ? Pour eux, ces manuscrits n'avaient aucune valeur.
Ma maman, quant à elle, était originaire de Transylvanie. Actuellement, cette région fait, elle aussi, partie de la Roumanie, mais avant le traité de Trianon, ces terres étaient hongroises. Ma mère est née dans un château des Carpates, vieux de plusieurs siècles. Il fut confisqué par les Roumains vers 1920. Mon grand-père était baron. Maintenant, il y a tellement de loups et d'ours dans ces villages, qu'il n'y a plus de moutons. Les loups ont tout volé ! En Transylvanie, les forêts sont immenses, des milliers et des milliers d'hectares dont les Roumains se sont accaparés par la grâce de Trianon. Avant 1914, ces terres appartenaient à la Hongrie depuis 1000 ans. Après la première guerre mondiale, Clémenceau a morcelé le pays. Il a donné une grosse partie de la Transylvanie aux Roumains, une partie du Nord, aux Tchèques et aux Slovaques. La Yougoslavie au sud et l'Autriche à l'ouest, en ont également reçu une bonne part. Il ne reste plus que le milieu. Avant tout ce découpage, la Hongrie formait un grand empire délimité par les Carpates, un rempart naturel. Au début de leur mariage, mes parents séjournaient très souvent en Transylvanie, dans le château de ma mère, là où elle était née. Ils s'étaient mariés en 1908. Après la guerre, quand le pays fut morcelé par les Français et les Anglais, qu'il ne restait plus qu'un tiers de la Hongrie, quand les terres et le château de ma mère, furent confisqués par les Roumains, ma famille a donc perdu de la même façon le château de ma mère et l'immense berceau de mon père, mais, heureusement, il nous restait de vastes champs et une somptueuse demeure en bordure du Danube. Nous restions des terriens assez riches pour vivre de la possession de la terre sans laquelle nous n'étions rien.
En 1914, nous avions un roi, toujours de la famille de Habsbourg. C'est lui qui a commencé la guerre, pas les Hongrois ! Il a déclaré la guerre aux slaves parce que des Serbes avaient assassiné son fils, l'héritier du trône, à Sarajevo. Les Croates se sont alliés à eux contre nous. Les Allemands en ont profité pour régler leurs vieux comptes. En rentrant dans la bataille, ils ont élargi le conflit. Ils ont attaqué les Russes qui aidaient les Serbes, puis la France qui s'était mobilisée. A l'époque, la France était pro-tchèque et pro-slave, surtout pro-tchèque. Les Anglais étaient avec les Français. L'empire austro-hongrois était une grande puissance. Il fallait taper sur sa tête pour la détruire. Ils n'ont pas imaginé qu'en démolissant cet empire, ils ouvraient la porte à un Hitler. La deuxième guerre mondiale n'aurait pas eu lieu sans les traités consécutifs à la première. Les vainqueurs de 18 ont semé les germes du conflit et créé les conditions favorables au désastre de 40-45. Ils avaient probablement peur du puissant empire austro-hongrois. En le morcelant, ils ont favorisé la montée en force d'une Allemagne qu'ils ne s'étaient pas privés d'humilier. Tout cela, c'est la souffrance du passé, la construction d'aujourd'hui, de ce que je suis. Kamilia :Quant à moi, je suis née en 1926, ma famille est originaire d'Irlande. Viktor :J'ai sifflé et elle est arrivée de son île. Kamilia :Il aurait dû naître vers douze cents ! A cette époque, les divisions politiques ayant favorisé les incursions anglaises, le roi d'Angleterre nous imposa sa souveraineté. Mes ancêtres étaient très riches. Ils avaient des postes, des propriétés, des châteaux. Fatigués du climat, du vent, de la pluie et de des éternelles querelles, ils ont tout vendu là-bas et ont acheté d'énormes propriétés et des châteaux en Allemagne. De là, un membre de la famille s'est installé en Pologne. Un autre frère, Hévald est allé en Hongrie. Hévald, mon aïeul a vendu tout ce qu'il avait en Allemagne et a acheté des propriétés et des châteaux en Hongrie. C'était aux environs de mille huit cents. En Allemagne et en Hongrie, ils étaient barons. En Angleterre, ils étaient lords. Il y avait aussi une branche de comtes, par des guerres et des donations, mais je crois que maintenant cette branche s'est éteinte. Ils étaient très riches, possédaient beaucoup de propriétés. Mon grand-père avait encore tellement de propriétés qu'il ne s'en occupait pas. Il les a vendues l'une après l'autre. C'est dommage ! Mon père était toujours fâché. Il reprochait à mon grand-père de vendre la terre pour acheter des actions. Avec la grande crise des années trente, les actions ont fini par ne plus rien valoir. Toutes les valeurs mobilières ont été perdues. Mon grand-père correspondait encore avec la branche de la famille restée en Allemagne dont les deux tantes qui invitaient régulièrement mon père à leur rendre visite. Il n'y est jamais allé. Il ne voulait pas donner l'impression de courir après l'héritage. Il était très fier, mon père. Par contre, il s'occupait beaucoup de notre propriété. Un intendant l'aidait dans sa tâche, car il y avait beaucoup d'ouvriers. Ce n'était pas mécanisé comme maintenant. Il y avait des chevaux de labours, des vaches, environ quatre-vingts vaches, quatre mille moutons, des cochons. Il y avait beaucoup de cochons aussi.
Du côté de ma mère, la famille possédait des terres et des châteaux en Transylvanie. Mais après la première guerre mondiale tout est devenu roumain. Ma mère avait neuf ans quand ses parents sont morts. Par bonheur, elle avait une soeur de près de dix ans son aînée. Cette dernière s'était mariée très jeune et vivait chez son mari. Ma mère a passé son enfance dans de bons pensionnats en Autriche et en Hongrie. En été, elle passait les vacances chez sa soeur dans un château assez proche d'une propriété de mon père. Celui-ci a d'abord fait la connaissance de la soeur de ma mère, à l'occasion de ses visites sur une propriété voisine qu'il gérait pour mon grand-père. Ma mère a grandi. Mon père, sur son cheval, ne manquait jamais d'aller saluer ses voisines dans leur château. Ma mère est devenue une jeune fille. Elle avait à peine plus de vingt ans quand il l'a épousée. Pendant la guerre de quatorze, mon père s'est battu contre les Russes. Il a fait la campagne de Russie. C'est là qu'il a été terriblement blessé à la hanche. Il a été démobilisé. Sa blessure était très importante. Malgré des souliers compensés, il boitait énormément. Il a boité toute sa vie, très fort. D'ailleurs, dans les environs, plus personne ne connaissait son nom. On l'appelait le « baron boiteux ». Mais ça ne l'empêchait de monter à cheval. Il montait beaucoup. Chaque matin, il faisait la tournée de ses terres, surveillait le gibier, se promenait dans la forêt. Il aimait la forêt. Quand mon grand-père est mort, mon père a dû vendre la propriété qui se trouvait près de chez ma tante, là où il avait rencontré ma mère. Ils étaient quatre fils. Mon père, l'aîné de la famille, a hérité des terres et du château. Les autres ont reçu de la terre, mais pas de château. Il n'y en avait plus suffisamment. Je suis donc née dans la demeure ancestrale et j'y ai vécu heureuse. Avant la guerre, nous avions une vie agréable. Pourtant, ma mère avait perdu tous ses biens devenus roumains et dans les années trente, la crise économique n'a rien arrangé. Mon père a beaucoup trimé. Nous vivions modestement, surtout pendant les deux ou trois années les plus noires. La propriété rapportait quand même, mais c'était peu. Il fallait payer les ouvriers. La production ne valait pas grand chose. Les prix étaient très bas. Mon père a dû licencier quelques personnes et réduire le cheptel. Après la crise, la situation s'est améliorée. Papa a pris des terres en location, près des nôtres. Cela a permis de relancer l'exploitation. Nous avons gardé beaucoup de chevaux de labour. La propriété était vallonnée, nous ne pouvions pas utiliser les tracteurs tout neufs qui équipaient déjà les exploitations modernes. La ferme était comme un village. Il fallait loger tous ces gens qui travaillaient pour nous. Ils étaient très nombreux. Chacun avait sa tâche : Il y avait des ouvriers pour les vaches, pour les veaux, pour les chevaux, pour les moutons, pour les cochons. Nous produisions des porcs gras que nous vendions dans les villes voisines. Au total, nous avions neuf cent soixante hectares en propriété plus encore autant que mon père louait. Tout n'était pas de la terre de culture. Il y avait de grandes forêts avec de magnifiques chênes, des oiseaux gazouillants et du gibier énorme. Il y avait des champignons en quantité, et des fraises des bois. Les Tziganes nous en apportaient des seaux et des seaux ! C'était leur façon à eux de s'acquitter d'une sorte de loyer pour leur séjour dans nos forêts. Mon père ne les chassait jamais. Ils ne nous embêtaient pas. |
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