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Ceux du Forbot

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
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3. La foudre allemande

Viktor :

Pendant la première guerre mondiale, la situation économique était catastrophique : Les rendements étaient maigres et il fallait payer les ouvriers. Après la guerre, nous avons perdu nos propriétés de l'Est. Elles furent cédées à la Roumanie. Après une légère amélioration, la situation c'est à nouveau détériorée. Les affaires allaient de plus en plus mal. La crise était mondiale. Heureusement, il nous restait toujours assez pour manger, assez pour nous et pour le personnel.

En 40, j'avais 25 ans. L'horizon était bloqué, nous sentions la guerre imminente. En 41, Teleki, notre premier ministre se suicida. Il refusait que le pays participe à l'invasion de la Yougoslavie. Nous ne souhaitions pas entrer dans ce conflit-là. Notre appartenance à l'empire austro-hongrois nous avait coûté très cher. Nous ne voulions plus guerroyer. La paix était encore totale en Hongrie, mais tout le monde savait que la foudre viendrait jusque chez nous. Et elle est venue !

Nous avons d'abord été occupés par les Boches. Ils ont tout bouffé chez nous, tout ce qui était bon à manger. Ils ont confisqué beaucoup de nos animaux : les chevaux, les vaches, tout ce qui se mangeait.

Plus tard, les Russes sont arrivés. Les Boches sont partis. Ils avaient peur.

Les Russes nous ont pris ce que les Allemands avaient laissé. Pour nous, il ne restait pas grand-chose. Avec l'arrivée des Russes, le communisme s'est installé. Au point de vue galette, c'était fini ! Complètement fini !

J'avais été enrôlé par l'Etat hongrois pour lutter contre les Russes. J'ai été fait prisonnier. Quand je suis rentré chez moi, ma maison natale était vidée. C'était une grande maison. Il y avait seize chambres bien garnies. Il y avait eu là de beaux meubles de famille, des antiquités qui venaient de loin : de mon grand-père, de mon arrière-grand-père et de plus loin encore. Tout cela était resté chez nous, dans ma maison natale pendant plusieurs générations. Il y avait du beau parquet de bois noble dans toutes les chambres.

Quand je suis rentré chez moi, après ma captivité, il n'y avait plus un seul meuble, plus un seul bibelot, rien, rien. Ils avaient tout enlevé : non seulement le mobilier, mais aussi les parquets et tout ce qui était en bois : les fenêtres, les portes, tout avait disparu.

Entre 40 et 43, la situation économique n'était pas trop difficile, ça roulait. Les Allemands sont arrivés en mars 44. A ce moment-là, j'étais à la maison. Des Officiers se sont installés chez nous, non pas sur invitation, mais sur ce qu'ils estimaient leur bon droit. Ils habitaient là, en occupants, mais au fond, ils vivaient comme des gens civilisés. Ils nous ont dit : "Ne restez pas ici à la campagne, car les Russes vont arriver. Ils violent les femmes, tuent sans discernement, avec beaucoup de cruauté."

En octobre, les Bosch ont occupé Budapest.


Après avoir été séquestré, après la mort suspecte de son fils, après des menaces sur son autre fils, Horthy, notre régent a fini par abdiquer. Il a été arrêté. Les pro-nazis avaient enfin les mains totalement libres. Les juifs n'avaient plus aucun défenseur. Beaucoup d'entre eux avaient déjà été livrés en gage de paix. La barbarie était désormais maître de la Hongrie. Plus rien ne pouvait l'arrêter. Le pays était de son camp. Nous allions le payer très cher.

En 42, le régent avait tenté sans succès un rapprochement avec les anglo-américains, mais ces derniers, très exigeants ne pouvaient pas garantir notre sécurité. Les négociations ont été ébruitées. En 44, le régent tenta de négocier avec les Russes. Son fils a été kidnappé. Il a abdiqué. Il sera prisonnier, d'abord des nazis, en Bavière, puis des Américains en 45. Les alliés finirent par le libérer après la guerre. Il se réfugia au Portugal. Il fit ce qu'il put. Que pouvions-nous faire ?

A l'image de notre régent, à la fois courageux et trop faible, nous étions divisés, partagés entre le besoin de laver l'humiliation de 1918, l'envie de récupérer notre terre perdue et le désir de vivre en paix, dans le bon droit. Le pays était incertain, trop souvent allié des Allemands et gangrené par le nazisme. Nous étions parfois pro-anglais et le plus souvent écoeurés de ce qui se passait. Nos hésitations nous coûtèrent très cher. Nous étions ignorants de l'ampleur du drame qui se jouait. Aigris par le passé, nous n'imaginions pas ce qui se préparait. Nous n'avions pas les moyens d'avoir la paix à laquelle nous aspirions.

A la campagne, il n'y avait pas eu de bataille contre les Allemands. Ils s'étaient réfugiés chez nous, nous amenant leurs chevaux blessés qu'il nous fallut soigner et nourrir. Ils sont même venus avec leurs vétérinaires. En octobre, ils ont occupé Budapest, bien décidés à ne pas céder la capitale. Quand les Russes l'ont attaquée, j'étais déjà prisonnier. Les Allemands voulaient la garder. Il s'y battirent, la défendirent comme une forteresse.

La capitale était une grande ville de plus d'un million d'habitants, sans compter les gens de la campagne qui s'y étaient réfugiés par peur des Russes que les Allemands eux-mêmes fuyaient.

Les Allemands sont partis de chez nous avant que les Russes n'arrivent. Mais à ce moment-là, j'étais à la guerre.

Un jour, avant que les soldats allemands ne s'installent pour panser les blessures prémonitoires du grand désastre, mon père s'est senti mal. Il s'est couché et ne s'est plus relevé. Il n'a pas entendu notre domaine résonner du bruit des bottes nazies.

J'ai été mobilisé, j'ai tiré quelques balles contre Staline. Les communistes étaient beaucoup plus forts que nous. Ils ont fait beaucoup de prisonniers. Quand la guerre a été terminée, ils ont emmené beaucoup de Hongrois en Russie. Ils ont même ramassé des civils dans les rues, pour compléter leur quota de travailleurs forcés. En quelque sorte, j'ai eu de la chance d'avoir été emprisonné. La prison m'a probablement évité la déportation. Très peu de déportés sont revenus.

Kamilia :

Deux de mes cousins en sont revenus : L'un s'est échappé après cinq ans. Comment il a fait, je n'en sais rein. Et l'autre est resté dix ou onze ans. Tous les deux sont revenus malades et tous les deux sont morts peu après. Ils sont revenus avec la tuberculose. Un des deux a été opéré. On lui a enlevé la moitié des poumons. C'était une grande opération à l'époque. On lui avait enlevé également des côtes. Il se tenait tout de travers. Le pauvre n'a pas survécu très longtemps.

Viktor :

On ne pouvait pas entrer en Russie, sans rien attraper de mauvais. Les deux cousins sont rentrés, tous les deux sont morts. A l'époque, il n'y avait pas encore d'antibiotiques.

Il n'y avait pas grand chose à manger, tout le monde était faible. La bataille de Budapest a duré plus de deux mois. Je n'en ai rein vu, car j'étais prisonnier.

Kamilia :

Quand la guerre de 40 a éclaté, j'avais quatorze ans. J'ai continué mes études à Notre Dame de Sion jusqu'en 1944. Jusque là, c'était encore la paix totale en Hongrie. Nous ne nous rendions pas compte qu'il y avait la guerre à côté. Nous ne manquions de rien. Il n'y avait pas de pénurie alimentaire.

En 42, alors qu'à la demande des Allemands, les autorités hongroises rassemblaient les Juifs dans des ghettos, voilà que notre médecin était menacé ! Il était juif, le pauvre. C'était un petit homme, tout rond et pas beau, mais un excellent médecin. Quand j'avais cinq ou six ans, j'ai eu la diphtérie, une très grave maladie. A l'époque, il n'y avait pas encore d'antibiotiques. Ma vie était menacée. Il m'a guérie. Mon père l'engagea à ses frais pour soigner, non seulement la famille, mais aussi tous les ouvriers et leurs familles. Il venait pour les accouchements, les enfants malades, les femmes et les hommes. En cas d'urgence, mon père envoyait quelqu'un le chercher. Quand il a reçu l'ordre de rallier le ghetto, il est venu voir mon père pour qu'il le sauve de cette mesure. L'antisémitisme était assez ancré dans les mentalités. Il ne faisait pas bon prendre le parti des juifs. Mon père est tout de même allé d'un ministère à l'autre. Il a fini par obtenir une dispense pour le médecin et sa famille. Nous n'imaginions même pas qu'ils étaient destinés à la déportation vers la mort ! Dans la débâcle de 44, nous avons perdu le contact avec notre médecin. Je ne sais pas ce qu'il est devenu, ainsi que sa famille. Probablement sont-il morts, gazés, comme tant d'autres.

Quand les Allemands ont attaqué Budapest, j'étais encore au pensionnat. Nous nous sommes réveillées le matin. C'était la guerre ! Nous étions terrorisées par le bruit des avions et des bombes. Les religieuses essayaient de nous rassurer, mais nous les sentions affolées. Elles ont fermé l'école le jour même. Tous les parents furent avertis et priés de venir chercher leurs enfants. Nous sommes parties le soir. Au village, il faisait calme. Il n'y avait pas encore un seul Allemand en vue, mais, quand ils ont reçu le coup de téléphone des religieuses, mes parents, très surpris comme beaucoup de Hongrois ce jour-là, sont accourus nous chercher.

Quelques jours plus tard, par une belle journée ensoleillée, les Allemands sont arrivés à la maison, en masse. Ils ont investi notre propriété. Ils ont mis nos animaux dehors et ont utilisé nos installations pour leur bétail. Beaucoup de leurs chevaux étaient blessés. C'était épouvantable ! J'avais mal au coeur. Ils ont réquisitionné nos chevaux, nos beaux chevaux que mon père aimait tant !

A l'approche des Allemands, papa qui était connu pour être pro-anglais, s'était caché dans la forêt, dans un abri de grenage pour le gibier. Chaque soir, nous lui apportions à manger, en cachette.

Dès leur arrivée, les Allemands l'ont cherché pour l'arrêter. Nous leur avons dit qu'il était à Budapest. Ils n'ont pas insisté. Ils venaient d'arrêter l'ambassadeur d'Angleterre, ainsi que notre amie qui l'hébergeait et beaucoup de pro-anglais. Par après, leur situation militaire empirait. Ils ne se sont plus intéressés à tout cela. Mon père a pu sortir de la forêt, mais il restait méfiant tout de même. Il a échappé à la prison allemande. Malheureusement, plus tard, il a connu celle des Russes.

La maison était pleine d'officiers. Les soldats logeaient dans la ferme. Ils ont tué nos animaux, les vaches et tout le reste, car ils n'avaient rien à manger. Ils en ont envoyé, Dieu sait où, un peu partout dans les casernes allemandes. Impuissant, le baron boiteux, mon père, avait de la peine a contenir sa colère, mais il le fallait ! Les Allemands étaient arrogants, impertinents. De quelque nation qu'il soit, quand un homme prend l'uniforme de soldat, il est déjà un ennemi ! Même si ce n'est pas l'ennemi, il se comportera chez vous en occupant, avec arrogance.

Nous sommes restés au milieu des Allemands pendant deux ou trois mois. Les Russes approchaient. Les officiers nous ont conseillé de ne pas rester à la campagne. Ils disaient qu'il valait mieux aller à Budapest pour nous cacher dans la population. Ils avaient déjà une longue et malheureuse expérience des Russes. Ils savaient de quoi ils étaient capables. Dans le fond, ils avaient raison. Les Russes étaient sans pitié à l'égard de la noblesse ! Nous avons suivi les conseils des Allemands et avons plié bagages en laissant là tout notre bien.

Nous n'imaginions pas que les Allemands, puis les Russes pilleraient notre maison, comme ils l'ont fait.

Les Allemands avaient déjà pris les bêtes. Quand nous avons été partis, ils ont pris nos meubles aussi, nos meubles anciens. Ils ont tout pris, mais avec courtoisie ! Il nous ont envoyé un télégramme et nous l'avons reçu ! Pendant la guerre ! Alors que nous étions dans la cave, sous les bombes, alors que la bataille faisait rage à Budapest, Ils ont télégraphié à mon père "Nous avons sauvé vos beaux meubles et vos antiquités et nous les emmenons en sécurité dans un musée en Allemagne." C'était ridicule ! Les musées n'existaient plus. En Allemagne, Tout était déjà en ruine ! Mon père était fâché comme tout : Ces salauds osaient dire qu'ils avaient sauvé nos meubles, alors qu'ils les avaient volés, emporté avec eux dans leur retraite, comme un butin. Nous avions cependant ce télégramme insolite, ultime acte de propriété en quelque sorte. Mais quand les Russes se sont approchés de la cave, mon père l'a immédiatement brûlé. Il avait bien trop peur d'être considéré comme un collaborateur des Allemands. Nous ne savions pas ce que ces derniers avaient réellement pris, ni ce qui restait à la maison. Nous espérions encore pouvoir bientôt rentrer chez nous et redémarrer notre vie avec ce qui nous restait. Nous ne savons toujours pas aujourd'hui quelle fut la part des Allemands et quelle fut celle des Russes.


Nous sommes arrivés à Budapest en novembre avec de la nourriture pour tout bagage, mais avec beaucoup de nourriture. Mon père avait vite fait tuer tout ce que les Allemands n'avaient pas pris : veaux, cochons, moutons et boeufs. Nous avons emporté tout cela avec aussi de la farine sur un camion militaire hongrois. Nous sommes installés chez des cousins qui avaient un grand appartement, tout un étage, car l'appartement de mon père était trop petit pour nous accueillir tous. Ils étaient très contents de nous voir arriver avec toute cette nourriture ! A Budapest, il n'y avait déjà plus rien à manger. Nous arrivions avec des cochons, du lard, des saucisses, des jambons, des volailles, de la farine, des grandes cruches de graisse, du saindoux. Le camion était plein de nourriture. Nous avions également des sacs de sucre, de nos cultures et du sucre que papa avait reçu en payement en nature. Nous avions tout cela avec nous. Le mot d'ordre était d'emmener le maximum de nourriture à Budapest, car la ville avait déjà faim.

Très vite, nous avons dû déménager dans la cave, car les Russes arrivaient. Les Allemands et les Russes se battaient. Les tirs étaient incessants, les bombardements dévastateurs. A l'abri dans la cave, nous sentions les vibrations des bombes qui tombaient tout autour de nous. Les objets sautaient en l'air. Nous pensions que nous allions mourir. Le sol montait. Nous sentions les murs tomber sur nous et se retourner. Nous n'entendions pas les bombes arriver. Celles qui sifflaient tombaient au loin, sans nous secouer. Quand une bombe siffle, ce n'est pas dangereux. Celle qui vous tombe dessus, arrive sans bruit.

Nous habitions à côté du musée national. C'était un très beau quartier. En face de chez nous, de l'autre côté de la rue, il y avait le jardin du musée. A l'occasion d'une accalmie, mon oncle est sorti de la cave. Inconsciente que j'étais, je l'ai suivi. Il fallait que je bouge. Il me fallait de l'air. Nous sommes montés dans la cour intérieure. C'était une grande cour. Elle était remplie de cadavres ! Il y en avait plein : des Allemands, des Hongrois, des Russes. C'était épouvantable ! Les Allemands avaient occupé les étages. De là, ils tiraient sur les Russes qui arrivaient dans la rue. Les Russes tiraient sur les Allemands. Oh, c'était un carnage ! Nous avons traversé la cour jonchée de cadavres pour rejoindre la rue. Là, en face, il y avait un groupe important de soldats hongrois. C'était en hiver, au mois de janvier. Il y avait beaucoup de neige. Il gelait fort. Pourtant, ces soldats creusaient à la pioche des tranchées, des abris dans le sol gelé du jardin, parce qu'au-dessus du musée, il y avait un canon, un énorme canon qui tirait sur les avions russes. Ceux-ci essayaient de le détruire. Voilà pourquoi le quartier a essuyé autant de bombes. Au moment où nous sommes sortis de la maison, il faisait calme. Il n'y avait pas d'avion, pas de Russes à l'horizon. Nous avons bavardé avec les soldats, nos compatriotes qui creusaient de l'autre côté de la rue. Ils rigolaient et blaguaient avec nous. Tout d'un coup, poum ! Une bombe est tombée devant nous, de l'autre côté de la rue. Le souffle nous a projetés au sol, contre le mur de l'autre côté de la cour. Nous sommes devenus complètement sourds. La poussière était telle que nous ne voyions plus rien. Nous n'entendions plus rien. Mon oncle a disparu et moi, je ne sais pas comment je suis rentrée dans la cave. Mon oncle y était, blessé. A travers sa fourrure, derrière sa main, son ventre avait été touché. Mes parents m'ont grondée : Où étais-tu ? Regarde dans quel état est ton oncle ! Tu aurais pu être tuée ! Dehors, les soldats hongrois étaient tous morts.


Quand les Russes sont entrés dans la ville, la terreur a commencé : Ils allaient de maison en maison, tiraient sur les Allemands qui étaient encore partout, ramassaient les femmes et les filles. Toutes les femmes et toutes les filles. Je ne sais pas d'où ils la tenaient, mais ils avaient une liste avec le nombre de femmes et de filles qu'il y avait par cave. Un jour, ils sont venus pour nous chercher, ma soeur, mes cousines et moi. Mais nous avions été prévenues de leurs pratiques par un voisin. Nous nous sommes cachées dans des ruines abandonnées. Nous grelottions jour et nuit malgré tous les vêtements et les couvertures qui nous avions emportés. Dehors, les bombes tombaient encore. Nous nous pressions l'une contre l'autre à cause du froid et de la peur. Nous craignions qu'ils nous prennent. Heureusement, ils ne nous ont pas trouvées, ces sauvages-là ! Ils sont venus plusieurs fois pour nous chercher. Ils ont menacé de tuer nos parents. Ils cherchaient les quatre filles qui étaient supposées se trouver dans l'abri. Nos parents ont fini par mentir : Ils leur ont dit que d'autres soldats nous avaient déjà emmenées. Quand ils ont été partis, D'autres Russes sont encore venus, mais ils avaient reçu l'ordre de ne plus violer les femmes. Nous avons pu alors quitter les ruines et retourner dans la cave. La nouvelle vague d'envahisseurs avaient pour pratique de ramasser les montres. Ils n'en avaient jamais vu ! "Tchasse !" "Tchasse !" En russe, cela signifie montre. Ils arrivaient avec leur mitraillette et "tchasse" et "tchasse". J'étais justement assise dans la cave près de la porte, sur les matelas que nous empilions pendant la journée. Le soir, nous les étalions pour dormir. Il faisait froid dans la cave. Il n'y avait pas de feu et c'était l'hiver !

Les Russes sont descendus comme des fous dans la cave et "tchasse" et "tchasse" et "tchasse" ! J'étais donc assise, bien campée sur les matelas. Je leur dis : "Il n'y a pas de Tchasse !" Celui qui était devant moi m'a empoigné la main, a retroussé ma manche et arraché ma montre. Il était furieux. Il aurait pu me tuer ! Pendant ce temps, les autres ont enlevé leur montre derrière leur dos et se sont assis dessus. Ils ont fait le tour de tout le monde et "tchasse" et "tchasse", mais il n'y avait plus de tchasse. Après les filles, les montres furent leur butin de prédilection. Mon père avait une montre de poche en or. Heureusement, la veille, je ne sais pas pour quelle raison, il avait caché sa montre sous un tas de charbon. Là, les Russes n'ont pas pensé à regarder.

Nous avions encore un peu de nourriture, mais elle diminuait. On nous en volait régulièrement. Elle était restée en haut dans l'appartement. Les voisins se servaient. Il a fini par ne pas rester grand chose.

La vie n'était pas facile. Nous avions été installés dans la cave à charbon, la petite. Contrairement à la grande, elle n'avait pas été aménagée en abri. Nous n'avions pas d'eau, aucune commodité. Heureusement, le prisonnier français qui nous avait suivis à Budapest nous a ravitaillés. Au risque de sa vie, chaque jour, il sortait de la grande cave et nous apportait de l'eau et de la soupe qu'il cuisinait lui-même. Cet homme faisait partie d'un groupe de prisonniers français que les Allemands avaient emmené chez nous, avec ordre pour nom père de les nourrir. Eux ne savaient plus quoi en faire. Ils n'avaient plus de quoi les nourrir. Mais néanmoins, ils continuaient à les surveiller. Mon père a eu pitié de ces pauvres prisonniers français. Il s'en est occupé. Ils étaient quatorze ou quinze. Il a engagé une femme pour leur faire la cuisine. Mon père voulait les occuper aux travaux de l'exploitation, mais les Français ont dit qu'ils étaient des prisonniers de guerre et qu'il n'était pas question qu'ils travaillent. Ils n'ont donc pas travaillé, sauf un. Il s'appelait Albert. C'était un chic type. Il voulait bien travailler dans le jardin. Il a travaillé avec nos trois jardiniers. Quant nous nous sommes réfugiés à Budapest, il est venu avec nous. Mon père a négocié avec les Allemands pour qu'il puisse nous accompagner. Quant aux autres, mon père leur a dit qu'il ne pouvait continuer à les prendre en charge.

Quand Ils se sont retirés de notre domaine, les Allemands ont laissé là leurs prisonniers français, livrés à eux-mêmes, Ceux-ci se sont dispersés dans les villages et se sont débrouillés comme ils ont pu.


Nous sommes donc partis à Budapest avec Albert. Au début, avant que nous ne vivions dans la cave, il nous a aidés aux travaux ménagers. Il s'occupait un peu de tout. Il nous gâtait. Quand nous avons dû descendre aux abris, il n'a pas pu venir avec nous dans la cave au charbon, il a été dans la grande cave avec tous les autres habitants de la maison. Cette grande cave était bien aménagée en abri. Nous n'avons pas pu y être installés, car il n'y avait pas assez de place. Nous étions considérés comme campagnards réfugiés. Nous étions étrangers à la maison. Notre présence n'avait pas été prévue. C'est lui, le Français, qui nous apportait de l'eau, nous préparait une grosse casserole de soupe ! Tous les jours, au risque de sa vie, il nous apportait cela de la grande cave. Il traversait la cour. C'était dangereux parce que les Allemands tiraient sur les Russes et les Russes sur les Allemands. Parfois, c'était impossible de sortir de la cave. Ces jours là, nous n'avions rien à manger. Ce français prenait des risques pour nous. C'est lui qui nous a prévenus que les Russes enlevaient les femmes dans les caves. Suite à quoi, ma soeur, mes cousines et moi nous sommes cachées dans les ruines pendant trois ou quatre jours, collées les unes sur les autres, sans bouger, sans manger ! Il faisait tellement froid. Nous n'osions pas bouger de peur que les Russes ne nous violent. Ils ont violé beaucoup de connaissances, beaucoup d'amies. Ils ont fait des choses terribles. Ils ont violé des jeunes, des toutes jeunes filles. Comme c'est dégoûtant, une guerre, comme c'est dégoûtant !


Quand les combats ont été terminés, quand les Russes ont eu chassé tous les Allemands, qu'ils ont occupé l'entièreté de Budapest, alors, nous avons pu sortir de la cave. Ce que nous avons vu dans la rue était épouvantable : Il y avait des cadavres gelés partout, des chevaux gelés partout. La population de Budapest sortait avec des haches et découpait des morceaux de viande gelée sur les cadavres des chevaux. Il n'y avait plus rien à manger. Pour finir, il ne restait que les os des chevaux. Certains se sont même battus pour le droit de découper un morceau de cadavre.

Nous sommes entrés dans les abris vers le vingt décembre et en sommes sortis début février. Ma mère a attrapé froid dans la cave. Elle a fait une pneumonie. Il n'y avait pas d'antibiotiques à l'époque. Elle n'a jamais guéri. La tuberculose s'est déclarée et elle en est morte.

A l'étage, le bâtiment avait été détruit. Nous sommes partis dans un autre immeuble qui appartenait à ma tante, à la soeur de ma mère, en face du musée, un peu plus loin, de l'autre côté. C'était une grande maison. Ma tante possédait là tout un étage. La concierge était une de ses anciennes femmes de chambre. L'appartement était vide, car la tante était partie en Suisse. Nous l'avons donc occupé. Cette zone là était intacte. Seule la cheminée avait croulé. Nous ne pouvions donc pas faire de feu. Il faisait si froid ! Ma mère était malade. Mon père a essayé d'arranger ça, mais dans ce froid, il a, lui aussi attrapé une pneumonie. Heureusement, lui a pu s'en sortir ! Avec l'aide du mari de la concierge, nous avons fini par réparer tant bien que mal cette cheminée. Maman avait si froid !


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