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4. Les Russes vainqueursViktor :En 1944, Mon frère et moi, comme beaucoup d'autres, avons été enrôlés pour combattre les Russes. Une guerre est toujours longue. Mais il y avait pis : Au bout de 7 ou 8 mois, Nous avons été faits prisonnier de guerre, avec les maladies, les insectes et rien à manger. Ils nous ont mis dans un train, dans des wagons à bestiaux bien fermés de l'extérieur. Par une fente de la paroi, comme beaucoup de mes camarades, j'ai jeté dehors un petit billet avec l'adresse de ma mère. C'était un minuscule bout de papier. Il était peu probable qu'il soit trouvé et qu'elle le reçoive. Pourtant, le petit mot lui est parvenu ! La solidarité des gens était remarquable en cette époque difficile. Des volontaires inspectaient les abords des voies pour ramasser les messages que les prisonniers lançaient avec l'espoir qu'ils parviennent à leurs proches. C'est ainsi que le mien, tout petit est arrivé jusqu'à ma mère. Le train s'est mis à rouler, rouler vers la Russie. Nous n'avions rien à manger, rien à boire. Pour comble, la dysenterie s'était invitée dans le wagon ! A la frontière russe, le train s'est arrêté. Ce fut un sentiment très agréable. La paix venait d'être signée. Tout le monde a dû descendre du train. Puis, il a fallu remonter. On nous ramenait en Hongrie. Les wagons restaient cadenassés de l'extérieur, car nous restions des prisonniers. Le train s'est mis à encore rouler et rouler. Quand il s'est enfin arrêté, nous sommes restés à l'intérieur jusqu'à ce qu'on nous trouve un camp militaire que les Allemands avaient abandonné. Au total, nous avons vécu 18 jours enfermés dans notre wagon à bestiaux avec la dysenterie à bord, sans commodité, sans eau et rationnés à l'extrême. Nous sommes rentrés dans les baraquements avec la maladie et ça a continué. Nous avions faim. Les insectes nous harcelaient. Beaucoup de mes compagnons d'infortune sont morts. Tous les cinq à dix jours, tirés par des boeufs qui étaient prisonniers eux aussi, des chariots arrivaient chez nous avec du pain cassé en mille morceaux, séché et moisi. Nous n'avions que ce pain à manger et pas tous les jours ! Bien que 36 fois par jour, culotte tirée, pressé par la nature, je me libérais, c'est seulement au bout de six mois de ce régime que j'ai enfin retrouvé la liberté. La première chose que je fit, fut de prendre un médicament qui m'a coupé la dysenterie. Chez les Russes, ça n'existait pas. Merci Staline. Quand je suis rentré chez moi, je n'ai plus rien retrouvé de notre vie passée. Je suis arrivé dans le village, ce n'était plus chez moi. Puis j'ai retrouvé ma maison natale : Dans l'entrée, il y avait un grand trou dans le plafond. C'est la première chose que je vis. Qui l'avait fait et pourquoi, je ne l'ai jamais su. Il n'y avait plus rien dans la maison. Elle était vide. Il n'y avait plus de meubles. Même le parquet, on l'avait enlevé et les images aussi. C'était une vielle maison, construite par mon arrière-grand-père. Tout était parti, même les tuyauteries et les interrupteurs. Qui avaient volé ? Il y avait eu dans cette maison des meubles de valeur, très anciens. Tout était parti, sans trace. Les animaux, étaient là, oui, mais plus loin, tellement loin que je ne les revis plus jamais. Ils étaient devenus communistes. Je n'avais plus le droit de les approcher. Le meilleur pur-sang de notre élevage s'appelait Csalôka. En 1941, il avait gagné le Derby. Nous en étions très fiers. C'était un cheval magnifique, le fruit d'un travail de sélection de plusieurs générations. Un soldat russe a voulu le monter, mais le cheval, très nerveux de nature l'a désarçonné. Furieux, le soldat imbécile l'a abattu d'une rafale de mitraillette. Les communistes nous ont tout pris. Sur le papier, la terre nous appartenait encore. Mais je ne savais qu'en faire ! J'étais tout seul avec seulement un tracteur resté là grâce aux bons soins d'un ancien employé. Il a bien fallu que je le conduise moi-même. Les ouvriers étaient partis. Leurs maisons avaient été détruites. Il y en a beaucoup d'entre eux que je n'ai jamais revus. Quelques familles sont restées, mais il leur a fallu manger, comme tous les hommes. Ce fut très difficiles pour eux. Il n'y avait plus rien à manger dans le domaine. Le bâtiment où l'on stockait les céréales avait été complètement détruit. Il n'y avait plus rien à manger, plus d'animaux. J'ai conservé le tracteur grâce à un brave homme qui l'avait caché avec des tiges de maïs. Il était parti, lui aussi, mort. Je n'ai jamais su comment, ni de quoi. J'ai donc labouré un morceau de terre, j'ai semé et j'ai attendu. J'ai retrouvé ma mère à Budapest chez un cousin. J'ai trouvé un frère, mais pas les deux plus jeunes qui avaient fui les Russes. Ils sont d'abord restés chez des amis, puis quand la situation s'est un peu calmée, ils sont rentrés vers Budapest pour tenter de trouver du travail. Les Russes sont arrivés en Hongrie avec le projet d'y installer le communisme en deux ans. Ils n'ont donc pas pris la terre tout d'un coup. D'abord, ils m'ont laissé 50 hectares près de Budapest. C'était déjà bien. Avec ça, j'aurais pu vivre. Mais c'était un leurre. Ils ont instauré des taxes à payer en argent et en nature. Il fallait donner une grosse partie de la récolte à l'Etat. Ils contrôlaient même combien de poules et combien de cochons nous avions. Il fallait donner tant d'oeufs et tant de cochons par an. A la fin de l'année, il ne me restait aucun gain. Au bout de deux ans, ils ont tout nationalisé. Ils m'ont pris les terres, sans délicatesse, sans se montrer. Une loi a été votée. Je n'avais plus rien. Des Kolkhozes ont été créés et les gens ont été obligés d'y travailler. Les petits paysans, eux aussi, ont perdu leur terre. La grande demeure familiale a également été nationalisée. Kamilia :Tous les paysans, les petits fermiers devaient rentrer dans les kolkhozes. Les petits cultivateurs ne supportaient pas qu'on leur prenne leur terre, les pauvres. Ce n'était pas seulement leur fortune, mais surtout leur coeur. Ils s'y accrochaient. Ils devenaient fous de perdre ainsi le bien acquis à la sueur de la famille. Beaucoup se sont suicidés. Viktor :Je n'avais plus de maison, plus de revenus, plus de personnel. J'ai habité chez un ami qui était meunier. Là, il n'y avait pas de problème de nourriture. Avant le communisme, le moulin nous appartenait. Le meunier a pu continuer à l'exploiter temporairement. Ensuite, je ne sais pas ce qu'il est devenu. Pendant deux hivers, j'ai donc habité au moulin avec maman. Après, j'ai arrangé, pour nous une chambre dans notre ancienne maison qui était complètement dévastée. Tout avait été arraché : portes, fenêtres, parquet, tuyaux, fils électriques. Il n'y avait plus rien. Nous avons d'abord arrangé une chambre, puis après une deuxième. Quand je me suis marié, nous en avons arrangé une troisième. Par terre, c'était des briques, car on n'avait pas d'argent pour acheter des pavés, ni d'ailleurs pour restaurer cela correctement. Avec le tracteur sauvé par ce brave homme, j'ai cultivé les cinquante hectares qui me restaient, et j'ai labouré pour d'autres, contre de l'argent, car, déjà alors, je n'aimais pas être sans argent ! J'aurais pu vivre ainsi, mais ce n'était pas le dessein des communistes. Ils m'ont volé encore les cinquante hectares qui me restaient. Je n'avais plus rien, plus de travail. Il fallait vivre, il fallait manger. Je n'avais pas le choix. Je m'étais marié quelques mois auparavant. J'avais une famille à nourrir. Voilà pourquoi je suis devenu maçon. De toute façon, même s'ils m'avaient laissé les cinquante hectares, je n'aurais pas tenu longtemps, tant les taxes étaient élevées. C'était leur stratégie : Il fallait donner une grosse partie de la récolte à l'Etat. Pour finir, il fallait donner plus que la récolte. L'alternative était la prison. J'ai eu de la chance, car les gens m'aimaient au village. Le brave fonctionnaire chargé de vérifier mes livraisons m'a évité la prison et peut-être pis, car tout pouvait arriver avec eux. Un jour, je me suis présenté à la maison communale pour enregistrer mes livraisons selon la loi, mais il me manquait trois cents kilos de blé. Que faire ? Je n'avais pas ce blé. Je suis rentré chez moi. Que faire d'autre ? Mon avenir était sombre. Quel allait être mon sort ? Je suis passé devant l'étable qui abritait jadis de belles vaches. Elle était vide maintenant. Les communistes avaient ordonné d'y mettre tout ce qui revenait à l'Etat. C'était un grand bâtiment. Chaque matin, un fonctionnaire l'ouvrait. Il comptait tout ce que j'y déposais. Le soir, il refermait le bâtiment. Ses bordereaux attestaient de mes livraisons. Ce jour-là, je rentrais de ma pénible confrontation avec l'administration en broyant du noir. Il était là, sa clef en main devant la porte. Très courtois, il a pris de mes nouvelles. Je lui ai répondu que ce n'était pas le bon jour pour me demander de mes nouvelles, car elles n'étaient vraiment pas bonnes : - Il me manque encore trois cents kilos. Je ne les ai pas et il se pourrait bien qu'on m'enferme. - Nous ne vous laisserons pas enfermer, répondit-il. Il a pris son crayon et a marqué sur le document communiste "reçu 320 kg". Il avait constaté que plusieurs wagons de céréales étaient déjà entassés dans cette étable. Il savait que personne ne pèserait à nouveau tout cela en détail. Il n'y avait donc aucun danger à m'épargner le pire. Je suis retourné à la maison communale avec mon nouveau bordereau. Ils ont noté dans mon livret que tout était en ordre. J'étais provisoirement tiré d'affaire ! C'était un brave homme, un gars du village ! Bien avant la guerre, il avait entrepris la construction de sa maison, mais il est tombé à court d'argent. Il n'avait plus de quoi placer un toit. Mon père lui avait fourni tout ce qu'il fallait pour construire le toit. Il était doublement reconnaissant. Mon père était aimé dans le village, sa bonté avait multiplié l'estime dans laquelle les villageois le tenait. Cela m'a vraiment beaucoup aidé dans les plus difficiles moments.
Mais malgré mes efforts et l'aide de tous, j'ai fini par perdre les cinquante hectares qu'ils avaient daigné me laisser. J'étais sans travail, sans revenus et c'était impossible de trouver du travail, surtout pour moi. En tant qu'ancien propriétaire, j'étais d'office un ennemi du communisme. Mais l'Etat avait besoin de maçons. Pas loin de chez nous, peut-être à dix kilomètres, on construisait une grande caserne pour les Russes. Là, on m'a engagé comme aide maçon. En fin de compte, après un examen très pointu en mathématique, j'ai obtenu un diplôme de maçon avec grande distinction.
C'était que je m'étais marié ! Pourtant, je n'avais pas cherché toutes ces responsabilités.
Kamilia :J'ai d'abord rencontré son frère, Étienne, de six ans plus jeune que mon mari. Il aimait beaucoup s'amuser. Après la guerre, alors que le communisme n'était pas encore tout à fait installé, nous organisions des petits pique-niques. Les jeunes filles apportaient des sandwichs improvisés selon les moyens et les garçons apportaient des boissons rescapées. C'était une occasion pour se rencontrer et s'amuser un peu. Les réunions n'étaient pas encore interdites et nous, les jeunes sortant de la cave, de dessous les bombardements, nous avions besoin de nous retrouver, de vivre intensément. Nous aimions aller les uns chez les autres, écouter de la musique et danser. Nous cultivions l'insouciance que la guerre avait tenté d'arracher à notre jeunesse. Lors d'une de ces petites fêtes, j'ai rencontré Étienne. Il est tombé amoureux de moi. Chaque fois qu'une réunion était annoncée quelque part, Il m'invitait, venait me chercher et me faisait danser. C'était un grand organisateur de fêtes et d'excursions, de toutes les occasions pour notre petit groupe de se rencontrer. Un jour, il nous a emmenés visiter l'ancienne propriété de sa famille. Cette propriété était traversée par un ruisseau regorgeant d'écrevisses. Le but officiel de notre escapade était la pêche aux écrevisses. Notre joyeuse et insouciante troupe s'est rendue sur les lieux, hissée à bord d'un camion qui venait de je ne sais où. Nous avons ramassé beaucoup d'écrevisses. Viktor avait eu vent de l'escapade de son frère. Il habitait toujours sur la propriété, au moulin. En frère aîné et responsable, il vint jeter un oeil sur nos activités, mais il est resté de l'autre côté de la rivière. Je l'ai tout de suite trouvé à mon goût, bien mieux que son frère ! Le soir, nous sommes rentrés à Budapest et je n'ai plus pensé à Viktor. Nos petites fêtes ont continué, du mieux que nous pouvions. Avec mon père, nous vivions dans l'appartement de ma tante à Budapest, car ma mère était gravement malade. Elle était hospitalisée. Chaque jour, nous lui rendions visite. La nourriture commençait à manquer. Beaucoup de notre stock avait été volé pendant les bombardements. Il nous restait encore de la farine et du café vert. Heureusement, grâce à mon père qui avait réparé la cheminée, le grand poêle de faïence fonctionnait très bien pour la torréfaction du café et la cuisson de notre «pain ». Avec la farine qui nous restait, de l'eau et du sel, nous préparions une pâte sans levain que nous étalions en galettes pour la cuire sur le poêle. Un brave homme de nos amis venait chaque jour chez nous. Nous lui donnions un peu de cette galette avec du café. C'était un homme bon. Un jour, il n'est plus venu. Nous avons appris sa mort peu après. La faim l'avait probablement tué.
Ma mère est décédée en mai 1946. Nous sommes alors retournés à la campagne, chez nous. Nous avons enterré maman dans la propriété. Il nous restait encore cent hectares que les communistes nous avaient laissés pour les cultiver. Mon père a repris les choses en main. Notre ancien intendant était encore là, dans la ferme, ainsi que les anciens ouvriers. Mon père est allé voir l'intendant pour organiser le travail. Ce n'était pas facile. Il n'y avait plus de matériel, plus de chevaux, plus de vaches, rien. Comment labourer dans ces conditions ? Mon père a vendu les bijoux de famille que nous avions pu cacher pendant la guerre. Il a vendu les plus belles pièces. Avec l'argent, il a acheté des chevaux, une vache, du matériel. La ferme a recommencer à produire un peu. C'est qu'il nous fallait vivre ! La maison avait été vidée. Nous n'avions plus de meubles. Beaucoup de portes manquaient. Nous avons retapé sommairement quelques pièces et nous vivions là, ma soeur, mon père et moi. Les anciens ouvriers qui habitaient la ferme étaient très gentils. Ils nous ont donné des poules et tout ce qu'ils pouvaient. Chacun cultivait des petits morceaux de terre pour survivre. Ils élevaient leur cochon, des poules, des oies, comme avant, en quelque sorte. Cependant, ils manquaient d'argent, car il n'y avait plus de travail pour eux dans la propriété disloquée. Ma soeur et moi, chacune à notre tour, gardions la vache au champ. Elle broutait l'herbe de l'ancien parc. Cette vache était tellement généreuse que nous avions trop de lait pour la maisonnée. Nous faisions du beurre et du fromage. Nous vendions le surplus à la ville : des oeufs, du lait, du beurre, du fromage. Une fois, c'était ma soeur qui était de corvée, une fois c'était moi. Avec nos paniers, nous devions marcher cinq kilomètres pour prendre le train. C'était lourd à porter, mais tout se vendait bien, car en ville, les gens manquaient de tout. Les voyages en train étaient souvent aléatoires. Parfois il y avait un train. Parfois, il n'y en avait pas, car les Russes envoyaient des longs convois en Russie avec notre matériel. Quand, enfin, nous pouvions embarquer, les voitures étaient bondées. Il m'est arrivé souvent de voyager sur le toit. Il y avait du monde là-haut ! L'inconvénient, c'était la fumée de la locomotive à vapeur. Nous avons continué ainsi jusqu'en 1948, année de mon mariage et de l'arrestation de mon père.
Après le décès de maman, il n'avait plus été question de m'amuser, mais, malgré les difficultés de la vie, j'étais restée en contact téléphonique avec des autres jeunes, mes amis. C'est ainsi que j'avais appris qu'Étienne, tombé très gravement malade, avait été hospitalisé à Budapest. Mes amies avaient insisté pour j'aille le voir, disant qu'il me réclamait, qu'il était toujours amoureux de moi. Mais je ne voulais pas y aller. Je ne voulais pas lui donner des illusions. Un peu plus tard, pendant sa convalescence, je l'ai tout de même invité chez nous, à la campagne pour qu'il puisse se reposer au bon air. Il est arrivé en taxi. A cette époque, plus personne ne possédait de voiture. Étienne était encore très faible. Il ne savait pas marcher. Son frère l'a donc accompagné et c'est ainsi que je le revis. Le trajet étant très long, Viktor a logé chez nous une nuit. Je me souviens encore de la soirée que nous avons passée, assis sur la terrasse. Étienne est resté chez nous quelques semaines, jusqu'à ce qu'il sache marcher. Par après, notre deuil fini, j'ai revu mon Viktor à une fête à Budapest. Nous nous sommes fiancés à minuit. Il m'a fallu aller voir notre évêque pour avoir l'autorisation de nous marier religieusement, car mon fiancé était protestant. A l'époque, les catholiques ne pouvaient pas épouser des protestants sans une autorisation spéciale. Viktor a dû accepter par écrit que nos futurs enfants soient catholiques. Nous avons alors obtenu la permission de nous marier. C'est cet hiver là que mon père a été arrêté et torturé, le pauvre !
Les communistes nous ont tout confisqué, comme à tous les autres propriétaires. Depuis lors, plus jamais jusqu'à ce jour, je n'ai pu me recueillir sur la tombe de ma mère bien aimée. Ils ont menacé ma soeur et ma belle-mère. Il fallait qu'elles déguerpissent de chez elles ! La police secrète les a menacées de prison. Elles sont allées à Budapest. Tout est resté là : la vache, les chevaux, les meubles ; tout notre bien que nous avions tant soit peu reconstitué. Une fois encore, nous avons tout perdu. Quand à moi, je n'ai pas attendu les menaces. Avec mon mari, nous nous sommes tout de suite installés dans ce qui restait de chez lui. Nous étions complètement démunis : pas de meubles, pas de fenêtres, pas de portes ; tout avait été emporté pendant la guerre. Mon mari a restauré deux pièces pour sa mère et pour nous. C'était rudimentaire, mais c'était tout ce que nous pouvions faire. Nous manquions de tout. Le moment venu, ma fille aînée est née, conséquence logique de notre mariage. Pauvre enfant, elle est née dans la misère. Je l'ai nourrie, bien sûr. Puis elle a grandi. Tout était rationné. De la viande, nous n'en mangions jamais, bien-sûr. Tout partait en Russie. Une fois par semaine, nous recevions un pain. Dans les magasins, il n'y avait plus rien. Il fallait faire la file. Un jour, c'était pour un peu de farine, un autre jour pur le pain. Les femmes se disputaient pour la place dans la file, car quand le tour des dernières arrivait, bien souvent, il n'y avait plus rien à acheter. Chaque jour, il fallait une demi-journée pour acheter le trop peu qui nous nourrissait mal. La chasse aux écrevisses de notre jeunesse était déjà loin derrière nous. Il n'avait pas fallu longtemps au peuple affamé pour ruiner nos généreuses rivières. Nous nous nourrissions principalement de nouilles que je préparais quand j'avais de la farine. De la farine et de l'eau, c'était très souvent notre lot. Je pétrissais, puis j'étalais la pâte sur une planche et je la roulais avec un bâton. Le lait était prioritairement réservé à la petite. Nous en recevions un litre par jour. C'était peu pour nous quatre. D'autant plus qu'il n'y avait pas de fromage. Quelque fois, j'arrivais à trouver un oeuf ou deux. Ce n'était pas facile, car les producteurs devaient livrer les oeufs à l'administration en fonction du nombre de poules qu'ils détenaient. Chaque jour, je me rendais au kolkhoze, une ancienne ferme de ma belle-famille. J'y recevais notre litre de lait. Ma fille m'accompagnait. Là, ils avaient de quoi manger. Avant d'entrer, l'odeur de la soupe, déjà nous réjouissait. C'étaient de bonnes soupes aux légumes, parfois au poulet. Chaque jour, ma petite fille recevait une tasse de soupe. J'étais contente. Je voue une reconnaissance éternelle à cette fermière qui, chaque jour, a donné une tasse de soupe à ma fille. C'est très dur de ne pas avoir de quoi bien nourrir son enfant. Viktor :Pour soi-même, le manque n'est pas très dramatique. On s'adapte facilement. Par contre, voir son enfant manquer de l'essentiel, c'est insupportable. Kamilia :Nous manquions de tout. Il nous fallait pouvoir produire nos légumes, mais il m'était interdit de cultiver quoi que ce soit. Tout avait été nationalisé. Je n'avais pas le moindre centimètre de terre à cultiver. Sur les marchés, les légumes étaient introuvables. J'ai donc demandé au chef de m'autoriser à cultiver un petit morceau de notre ancien jardin. Il a refusé en argumentant qu'il n'avait pas le pouvoir de décider ce genre d'attribution. Je me suis donc rendue à la Commune. Là, j'ai également essuyé un refus pour le même motif. Il m'a donc fallu aller quémander plus haut. A chaque démarche, mon argumentation s'étoffait. J'ai fini par avoir l'autorisation. Le chef de la société d'électricité qui gérait notre ancienne demeure a été averti. Il a reçu l'ordre de nous octroyer une parcelle à sa convenance. L'homme ne m'aimait pas. Il haïssait ce que nous avions été. C'était un pur communiste. Il a donc immédiatement exécuter l'ordre reçu, mais la parcelle qui m'a été attribuée était le plus mauvais morceau de terrain du parc. Elle était recouverte de ronces et de divers buissons aux racines profondes. Heureusement, nous avions encore quelques outils. J'ai enlevé toute cette végétation à la pioche. Avec les meilleures branches, j'ai clôturé ma parcelle d'une haie morte, afin de protéger mes légumes des poules du contre-maître et des animaux sauvages. Pour l'arrosage, il me fallait tirer l'eau du puits, comme pour le ménage et la lessive. En été, à longueur de journée, je courrais du puits à mes installations. Mais la récompense était de taille : Nous avions enfin des légumes. Notre ordinaire s'améliorait ainsi considérablement, même si la viande n'était plus qu'un rêve depuis longtemps.
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