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Ceux du Forbot

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
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7. Belgique, terre d'asile

Kamilia :

Quand nous sommes arrivés à la gare de Gand, ma cousine attendait le train. Mon beau-frère lui avait téléphoné pour lui annoncer notre arrivée. Elle était très contente de nous voir, de faire connaissance avec les enfants.

Elle était venue nous chercher avec une vieille voiture, une Peugeot rouillée de partout. J'ai été très étonnée. J'ai pensé : "Tiens, voici des gens riches ici, ils ont une vieille voiture, un vieux bazar." J'avais imaginé qu'elle viendrait avec une belle voiture. J'ai commencé à comprendre qu'elle avait, elle aussi, tout perdu là-bas, en Hongrie. Elle n'avait plus aucun argent à elle. Mais nous n'avions encore rien vu !

Alors que nous déjeunions, son mari nous a dit que l'ovomaltine était pour ses enfants à lui. Nous ne pouvions pas y toucher, nous qui étions affamés. Sa fille nous a dit que le miel qui était à table, nous ne pouvions pas en manger non plus, car il était pour son père, pour sa santé à lui. Finalement, on ne pouvait toucher à rien. On mangeait des tartines avec du café. Les enfants, les miens, voulaient avoir de l'ovomaltine aussi, bien sûr. Ils étaient petits.

Pourtant, le mari de ma cousine était riche. Il avait des domestiques : un couple autrichien. La femme faisait la cuisine et nettoyait. Des braves gens, ceux-là ! Ce sont eux qui nous ont dit : "Oh ! Monsieur, allez travailler le plus vite possible, sinon Monsieur va être fâché parce que vous ne faites rien. Il y a beaucoup d'horticulteurs par ici."

Affamés, épuisés comme nous l'étions, nous qui venions de la Hongrie, du camp de la Yougoslavie, il nous fallait travailler tout de suite pour ne pas qu'il rouspète. Mon mari s'est mis en route et a trouvé du travail.

Dès que nous avons reçu un peu d'argent, notre premier achat fut un peu de chocolat pour les enfants. En Hongrie, pendant le communisme, il n'y avait pas de chocolat. Nous avons acheté des choses à manger pour nos enfants, car chez ma cousine, nous ne pouvions pas manger de tout.

La mentalité occidentale nous interloquait. Nos hôtes semblaient très riches. Ils vivaient dans une belle propriété. Les beaux parents de ma cousine vivaient là, eux aussi, dans le gros château, alors que le jeune couple occupait les dépendances richement aménagées. C'était une belle propriété, avec un parc immense. Je ne comprenais pas bien la mesquinerie pour du miel ou de l'ovomaltine.

La belle-mère était épouvantable. Elle rendait visite à sa belle fille avec gants et chapeau. J'aurais voulu lui donner un coup de pied, moi à cette femme là. Ma pauvre cousine a beaucoup souffert dans cette famille. Elle ne pouvait jamais dire un mot. Son avis ne comptait pas, en rien. Nous étions très déçus. Nous avions imaginé l'Occident autrement.

Dans le parc immense, un lac séparait le grand château de la belle-mère du petit qu'occupait ma cousine. La pauvre voulait planter des noyers dans sa partie de jardin. Mais sa belle-mère et son mari s'y sont opposés : "Mais pas question ! C'est de la folie ! En Belgique, il n'y a pas de noix ! Ce n'est pas la Hongrie, ici." Ma chère cousine ne pouvait rien entreprendre, jamais rien. Elle était tout le temps écrasée. Elle a beaucoup souffert. Quel malheur de se marier comme ça !

Elle était née comtesse. Ses parents avaient été très riches. Elle a beaucoup voyagé avec eux. Elle a rencontré son mari, ici à Ostende, bien avant la guerre. C'est là qu'ils ont fait connaissance. Par après, il courrait tout le temps en Hongrie et lui faisait une cour assidue. Au début, elle ne voulait pas l'épouser. Il rendait visite sans relâche. Par l'ambassadeur de Belgique à Budapest, il organisait des fêtes et tout de sorte de bazars en Hongrie. Elle était chaque fois invitée et toujours la femme d'honneur. Il a tant couru après elle que pour finir, elle l'a épousé, sans connaître la famille. C'était en 1938. Elle était riche. C'était une jeune fille très convoitée. Après la guerre, toute sa fortune a été nationalisée par les communistes. Elle a tout perdu. Elle n'avait plus un centime à elle, rien.


Nous sommes arrivés là début mai, en 1957. Nous avions séjourné près de quatre mois dans le camp yougoslave, sans rien pour nous changer. Nous n'avions pas de pyjama, pas de robe de nuit, pas de linge de rechange. On dormait comme on était. On enlevait les vêtements d'au-dessus et on gardait le dessous. Quand nous sommes arrivés ici, Nous n'avons rien reçu, pas de pyjama, pas de robe de nuit, pas de linge. Personne ne nous a rien proposé et nous n'avons rien demandé. Nous sommes allés dormir comme dans le camp. Et moi, j'élargissais ma robe à la fermeture, au fur et à mesure que la grossesse avançait.

Après une semaine, toute gênée, ma pauvre cousine est venue dans notre chambre et m'a demandé : "Tu sais, ma chère, tu devrais nous dire si tu as besoin de quelque chose parce que moi, je ne sais pas. C'est tellement difficile. Qu'est-ce qu'il te faudrait ? Est-ce que je peux t'aider ?" J'ai demandé des chemises de nuits. Elle m'a prêté une de ses robes de nuit et un pyjama de son mari. "Prêté", pas donné ! J'ai tout compris alors. Je m'étais dit : "Si elle ne peut même pas nous acheter une vulgaire robe de nuit, c'est qu'elle n'a rien." Son mari ne lui donnait pas d'argent. Elle n'avait pas un centime à elle dans cette maison.

Viktor :

Il y avait cependant des gens généreux dans les environs ! La rumeur avait circulé que des Hongrois venaient d'arriver sans aucun bagage, sans rien. Je travaillais depuis quelques jours quand un type m'a fait appeler. D'après ses vêtements et sa grosse voiture clinquante, il devait être très riche. Bien évidemment, je ne le connaissais pas. Il me remit un paquet en disant : "Voici pour vous." Je n'ai pas eu le temps de le remercier. Il était déjà parti. J'ai ouvert le paquet : C'était un smoking ! Qu'allais-je donc bien pouvoir faire de ce vêtement tout à fait inutile pour moi ? Les gens riches n'avaient aucune idée de ce qu'est la condition d'un réfugié démuni. Ils ne connaissent pas les valeurs et les nécessités.

Kamilia :

Nous avons ri de cela, comme du reste, car nous avions tout de même apporté quelque chose de Hongrie : notre humour que nous partagions mon mari et moi et qui nous a permis de supporter bien des misères et des humiliations.

Viktor :

Pour ma part, j'ai pu m'évader assez vite de la proximité de la belle-mère et de son fils. La cuisinière autrichienne était très brave et très gentille avec nous. Elle avait des connaissances dans le village. Elle me trouva du travail chez un horticulteur. J'étais payé chaque semaine, honnêtement. Je ne me rappelle plus la somme, mais c'était honnête. Je me rendais au travail sur une bicyclette prêtée par la brave cuisinière. J'y étais en cinq minutes.

Mon patron était spécialisé dans la culture florale. Les gens venaient lui acheter des fleurs. Un jour, une grosse voiture américaine nous a amené une riche cliente que j'étais très fier de servir. Elle a payé le patron puis est repartie dans son magnifique véhicule. Le lendemain, la même voiture arrive à nouveau. Je me disais : "La voilà qui revient encore acheter des fleurs." Mais non, elle s'était déplacée pour me ramener deux paquets de cigarettes ! C'était gentil. J'étais très fier, d'autant plus que c'était une jeune femme ! Les cigarettes étaient anglaises, je crois.

Le mari de la cousine était très pressé de nous voir déguerpir. Il mit une annonce à notre insu dans La Libre. Elle était brève : "Réfugié hongrois cherche travail." Ni plus, ni moins. Nous reçûmes une seule réponse, d'un fermier. Il est venu parler avec nous. Il lui fallait un domestique de ferme. Il nous a proposé un engagement. Vu que c'était la seule réponse à l'annonce, pour toute la Belgique, nous avons accepté tout de suite.

Kamilia :

Mon mari est parti avec notre fils qui avait trois ans et s'est déjà installé chez Le fermier, tandis que je restais chez ma cousine avec mon aînée en attendant l'accouchement. C'est donc grâce au fermier que nous sommes venus ici, en Wallonie, pour travailler comme domestique de ferme.

Ma seconde fille est née le 16 juin. C'était un dimanche, tôt le matin. Je n'en pouvais plus de douleurs, j'ai été obligée de réveiller ma pauvre cousine. À cette époque de l'année, les jours sont longs. Il faisait déjà clair. Le soleil inondait la maison. J'ai dit à ma cousine : " Il faut aller à la clinique, car maintenant, l'enfant va naître, je n'en peux plus." La pauvre était toute contente. Elle dit : "Un enfant du dimanche, c'est du bonheur !" Elle s'est vite habillée, a trouvé ses clefs et nous étions parties. En sortant de la propriété, quelle ne fut pas notre surprise de rencontrer le jardinier avec son vélo chargé de grands paniers de légumes. Il allait les vendre au marché ! Oh, le filou ! Il s'était plaint à la belle-mère de ce que nous consommions trop de légumes, au point que ma cousine allait en acheter en ville ! Mais elle ne voulait pas dénoncer le voleur, car le jardinier, c'était le « saint homme » de la belle-mère. Elle l'aurait cru, lui, plutôt que sa belle-fille.

Après l'accouchement, je suis restée dix jours à la clinique. Ensuite ma cousine est venue me chercher et m'a amenée avec mon nouveau bébé à la ferme de Sanzinne où mon mari était déjà avec le petit. Dix jours, c'était un peu tôt pour prendre mes nouvelles fonctions.

Viktor :

D'autant plus que nous n'étions pas encore très bien installés. J'avais fait mon possible pour préparer l'arrivée de ma femme et du bébé, mais je n'avais pas pu grand chose. Heureusement, nous avions trouvé des religieuses qui ont accepté de prendre en charge notre aînée. Elle était en âge scolaire. Nous souhaitions pour elle une bonne éducation.

Kamilia :

Nous ne nous sommes pas séparé d'elle de gaieté de coeur, mais nous pensions que c'était la meilleure solution pour elle. Elle avait besoin de stabilité, ce que nous ne pouvions pas lui offrir à ce moment-là. Elle était déjà grande.

Nous avons habité à la ferme, en haut, à l'étage. Nous avions deux chambres, mais pas de meubles. Les fermiers nous ont prêté des meubles. Il y avait une cuisine aussi, mais il n'y avait pas d'eau en haut. Je descendais pour laver les langes de la petite. Je devais laver tout à la main, car je n'avais pas de machine à laver. Un peu plus tard, la fermière m'a montré une vieille machine en bas. Elle m'a été bien utile, surtout pour laver les langes. C'était un soulagement !

Les fermiers étaient très gentils avec nous. Ce sont de très braves gens. Nous étions payés, je crois que c'était quatre mille francs par mois. Quatre ou cinq mille, je ne me souviens plus. Ils nous donnaient du beurre aussi, toutes les semaines et du lait. Nous étions bien en quelque sorte... Mais le fermier qui était gentil comme tout, l'a dit lui-même : Ce travail ne nous convenait pas. C'était trop dur pour nous. Il avait raison. Nous n'avions pas l'habitude des rudes besognes dans les étables et aux champs. Nous ne nous y prenions pas bien.

Chaque matin, je travaillais à la laiterie, une belle laiterie ! Ils avaient une trentaine de vaches, de très bonnes laitières. Je nettoyais la laiterie, toutes les cruches gluantes et tout le matériel du même genre. Chaque pièce de l'écrémeuse devait être parfaitement propre. Il fallait commencer par enlever avec le doigt une espèce de boue blanche, grasse et collante qui recouvrait l'intérieur du mécanisme. Ce nectar de lait me soulevait le coeur. Par contre, le chat s'en régalait.

Nous sommes restés quelques mois chez ces fermiers. Puis le "docteur" nous a engagés. Il nous a déménagés avec sa Jeep.

Viktor :

Moi, le matin, je sortais les vaches, je nettoyais l'étable. J'ai aidé à la fenaison pour ramasser le foin, mais je n'étais pas très adroit.

Nous sommes restés deux mois à la ferme. Suite à cette fameuse annonce, "Réfugié hongrois cherche travail", un autre monsieur s'est manifesté un peu plus tard. C'était un docteur bruxellois, retiré à la campagne. Pensionné assez jeune, il gérait une société de chasse. Il avait téléphoné chez ma cousine qui lui donna l'adresse de la ferme de Sanzinne, où nous étions. C'était tout près de chez lui. Il louait le droit de chasse dans des forêts du domaine royal à Vers Custinne. Il avait une villa, là au-dessus, à Vers. La Tige de Vers, ça s'appelait. Il est venu nous trouver à la ferme de Sanzinne. Nous étions tout contents qu'il nous propose un travail de garde-chasse. Nous avons donc tout de suite accepté ce poste qui nous convenait mieux. Nous avons quitté les fermiers, un peu à regret, car c'était une famille honnête, avec des enfants bien éduqués. Ils ont été très gentils avec nous. Je me sentais à la maison chez eux. Nous sommes encore aujourd'hui en bonne amitié.

Kamilia :

Le château d'Ardennes était près de cette ferme de Sanzinne. Il y avait là, il y a encore un golf. A l'époque, le roi Léopold et la princesse Liliane y venait jouer de belles parties. J'allais secrètement les regarder. C'était ma grande distraction. Il y avait une chapelle aussi. On y disait la messe tous les dimanches. J'allais souvent à la messe. Oui, nous nous sentions bien à Sanzinne. Malheureusement, le travail ne nous convenait pas vraiment.

Avec l'aide du docteur et de sa Jeep, nous avons donc déménagé à la Tige de Vers, chez le docteur. Nous avons pu emporter un meuble de cuisine, un blanc que j'ai encore maintenant. Le docteur nous a aussi prêté des meubles et nous avons habité dans ce que nous avons appelé « notre trou ». Nous appelions ainsi notre logis, car, tapi au fond d'une grange, l'appartement était vraiment très petit.

Mon mari était très heureux d'avoir trouvé ce poste de garde-chasse, surtout après le travail à la ferme qu'il n'aimait pas plus que moi, même si les fermiers étaient très gentils avec nous.

Chaque matin, il partait avec son fusil, un peu comme dans sa Hongrie d'antan. Pour lui, le travail était plus facile et correspondait bien mieux à ses aptitudes : Il connaissait bien la nature, le gibier, la forêt. Il était dans son élément. Le métier n'avait pas de secret pour lui qui avait été un chasseur émérite.

Nous sommes restés là-bas trois ans. Nous étions assez malheureux parce que le docteur était un homme malhonnête. Il nous mentait sans cesse. Il nous roulait. Mon mari lui tenait tête. L'ambiance n'était pas très bonne., mais nous tenions bon.

A peine installés chez le docteur, nous avons reçu la visite du garde forestier nous. C'était un homme courtois et agréable. Il nous a questionné sur notre parcours. Nous lui avons raconté pourquoi et comment nous étions arrivés en Belgique. A la fin, il nous a expliqué qu'il connaissait un baron qui s'intéressait à nous et qui voulaient savoir ce que nous valions. Il voulait savoir qui était le successeur de son ami maquisard qui occupait le poste avant nous. Bien sûr, nous avons accepté de rencontrer ce baron. Nous étions aussi très intéressés de savoir qui était ce prédécesseur, héros de la résistance.

Le forestier a fait son rapport. Deux jours après, nous recevions la visite du baron. Il avait une voiture sport, une Porshe. Il était accompagné de sa femme. Il s'est présenté et nous a expliqué qu'il s'était intéressé à nous parce qu'il connaissait très bien notre prédécesseur. Suite aux informations rapportées par le forestier, il avait eu envie de nous rencontrer. Il nous offrit une radio. C'était une vieille radio, mais nous étions très contents, car elle allait mettre un peu de vie dans notre trou avec la musique et allions enfin pouvoir suivre les nouvelles. Un peu plus tard, il nous a apporté une machine à laver. Là, j'étais vraiment contente, car j'avais des langes à laver. Ma petite n'avait que quelques mois seulement.

Le baron venait presque tous les soirs. Lui, le forestier, l'ancien garde et d'autres avaient fait partie d'une équipe de résistants opiniâtres dont il était le commandant. Il racontait les histoires du maquis. Il connaissait tous les recoins de la forêt où mon mari était garde-chasse. Tous les soirs, parfois jusque deux heures, nous avions droit au récit des exploits de la résistance. Il apportait des conserves que nous mangions ensemble. Il nous écoutait aussi. Il s'intéressait à la guerre de l'Est, au communisme et aux nationalisations. Il comprenait notre situation. Il était vraiment très gentil.

Il nous a aussi raconté comment notre prédécesseur avait braqué le patron avec son fusil : L'ancien maquisard n'a pas supporté une insulte. Son sang de résistant n'a fait qu'un tour. Le baron a fait dans sa culotte. Voilà, c'est tout. C'est ainsi que la place de garde-chasse a été libérée et c'est alors que nous sommes arrivés.

Il venait presque chaque soir. A tel point que cela intriguait notre patron, le docteur de Bruxelles. Sans vergogne, il nous interrogeait : "Qui est-ce donc celui-là qui vient chaque jour chez vous ? Pourquoi vient-il ? Que veut-il ?" Sans doute était-il jaloux de l'intérêt que le baron portait à son garde-chasse ?

Mais le baron connaissait très bien le docteur. Par notre prédécesseur, il avait appris tous les détails de sa malhonnêteté et de son caractère insupportable. Quant à sa femme, il savait qu'elle prenait plaisir à donner sans cesse des ordres, le plus souvent contradictoires. Il nous croyait quand nous lui racontions comment nous étions amenés à toujours devoir tout changer, même l'emplacement de notre corde à linge, très régulièrement.

Avec elle, ce qui était correct hier ne l'était plus aujourd'hui. Tous les arguments étaient bons à justifier les ordres les plus stupides. Par exemple : Ils étaient notoirement tous les deux anti royalistes, par contre, elle prétendait que je ne pouvais pas mettre sécher les langes dans le fond du jardin sous prétexte que le roi, qui était à Ciergnon, se promenait tous les jours sur le chemin et que ce n'était pas une vue digne d'un roi. Le roi était peut-être à Ciergnon, mais il ne se promenait jamais sur ce chemin. Elle disait cela seulement pour m'embêter parce qu'elle connaissait mon respect pour le roi. Elle prenait plaisir à embêter les gens. C'était une sorcière épouvantable. Elle était très riche, elle aussi. Son père avait une usine, une fabrique de médicaments. C'est son père qui avait inventé l'emplâtre de thermogène. Ils sont devenus riches avec ça. C'était la grande mode alors. Si on avait un rhumatisme, on mettait l'emplâtre de thermogène. Ils sont devenus très riches. Elle était une vraie "nouveau riche". Elle était épouvantable. Jamais rien n'était bon. Elle criait toujours. Elle criait comme une folle. Elle était insupportable et grossière. Le baron savait combien ils étaient insupportables tous les deux. Il nous comprenait. Ses visites nous réchauffaient le coeur.

Viktor :

Le docteur était malhonnête et il mentait. Même pour deux sous, il mentait. Sans vergogne, je le lui disais : "Ce que vous dites là, maintenant, c'est du mensonge." Pour finir, il ne mentait plus avec moi. Je l'ai dressé. C'était un vieux monsieur. Il avait 74 ou 75 ans, pourtant, je lui ai tenu tête. Il était tellement content de mon travail que, quand je l'ai quitté, il a pleuré. Quand c'est possible, Il faut tenir tête à la bêtise ! Même si ce n'est pas sans risque, c'est bien plus productif qu'un servile acquiescement.

Le docteur avait tout de même une grande satisfaction : Avec moi pour garde chasse, il avait plus de gibier, car non seulement, je connaissais bien mon métier, mais, de surcroît, je ne le braconnais pas et ça, il n'y était pas habitué. Il était tellement mal aimé dans la région qu'il ne gardait aucun garde-chasse correct. Le braconnage devenait aussi une vengeance. Cet homme et sa femme étaient très désagréables, mais surtout, ils étaient vexants, hautains, méprisants. De surcroît, le docteur était radin. Certains se payaient en nature. Ce n'était pas mon genre. Par je savais me faire respecter. J'en avais vu bien d'autres !

Nous n'étions pas très bien installés, une fois de plus. Notre « trou » n'était pas très commode. C'était loin d'être un logement agréable. En dehors du meuble donné par le fermier, nous n'avions qu'une vieille table de cuisine, une table que la femme du Baron nous avait envoyée. Ils nous avaient aussi acheté un vieux poêle. Nous n'avions rien. Nous étions tout de même contents d'avoir un toit au-dessus de nos têtes !

Le docteur nous payait 4 mille francs par mois. C'était moins qu'à la ferme car nous ne recevions ni lait, ni beurre. Peu de temps après notre arrivée, Il m'a augmenté à 5 mille francs. J'ai appris par après, par un de ses associés, que ce n'était pas lui qui m'avait augmenté, mais la société de chasse. Lui me faisait croire qu'il me payait de sa poche. Il mentait tout le temps.

C'était une très belle chasse. Il y avait beaucoup de gibier. Il m'a dit que comme directeur de chasse, je pouvais tirer les sangliers, comme tous les mordants.

Je suis resté chez lui plus longtemps que mes prédécesseurs qui, en général, ne restaient que quelques mois, tellement le docteur, sa femme et les conditions étaient insupportables. Nous sommes restés là trois ans.

J'ai tiré douze sangliers. La moitié de tout ce que je tirais lui revenait. L'autre moitié était pour moi. Le plus vexant pour nous, c'est qu'il pensait que nous braconnions, que nous vendions le gibier au marchand de légumes, derrière son dos. A l'époque, le marchand de légumes venait à domicile. Nous étions loin des magasins. Nous n'avions pas de voiture, rien du tout. Il pensait que nous vendions du gibier en cachette. Il avait tellement peu confiance que chaque fois que le marchand de légumes arrivait, dès que ma femme avaient acheté ses légumes, il se montrait et avait le culot de monter dans la camionnette du marchand. Il regardait derrière les caisses et partout pour voir s'il n'y avait pas du gibier caché. Une fois j'étais là. Je lui ai dit : "Vous n'avez rien trouvé ? Cela m'étonne. C'est, il me semble, très bien caché !" Il n'avait pas confiance. Mais nous ne lui avons jamais caché une seule pièce de gibier. J'étais assez honnête pour être garde chasse, si je peux dire.

En compensation, j'ai eu la chance de faire la connaissance du Baron. Nous sommes restés en bonne amitié. Le baron venait très souvent passer des soirées dans notre pauvre trou. Il nous a donné des tas de choses. Il nous a acheté un poêle, nous a donné une vieille radio. Nous avions ainsi un peu de musique et une communication avec l'extérieur, ce que nous n'avions pas avant. Il nous a acheté une machine à laver. Il nous a donné des beaux cadeaux. Il venait presque tous les jours. Il aimait parler de la chasse avec moi. Notre amitié est ainsi née par la chasse. Il nous racontait la guerre, tout ce qui s'était passé dans la région, les faits des maquisards, l'histoire de ces bois même où j'étais garde-chasse.

Kamilia :

Je ne sais pas combien il y avait de maquisards. Le chef, c'était le forestier du domaine royal. Il venait souvent chez nous. C'est lui qui avait averti le Baron de notre installation sur « leurs terres ». C'est aussi le forestier qui m'a donné des tas d'adresses de la noblesse de la région. J'ai écrit un peu partout, parce que nous ne voulions pas rester là chez ce vieux, ce menteur dont la femme était une sorcière. J'ai écrit en français un peu partout, à toute la noblesse, à tous les propriétaires. Je n'ai jamais eu de réponse pour aucun emploi, pour aucune aide quelle qu'elle soit.

Viktor :

Nous sommes donc restés chez le docteur. Il le fallait bien !

Il s'en passait des choses ! Toutes plus comiques les unes que les autres. Le patron mentait tout le temps. Je lui prouvais qu'il mentait. Il était tellement étonné de voir ses mensonges démontés qu'un jour, il me dit : "Mais vous êtes comme le bon Dieu, vous. On ne peut rien vous cacher !"

Kamilia :

C'était pourtant un grand athée ! A l'enterrement de son jardinier, à Houyet, il n'a pas mis les pieds à l'église. Il était comme ça. Comme nous l'avait dit le fermier, ce n'était pas un "Monsieur", c'était un "Docteur" ! Dans la région, personne ne souhaitait travailler pour lui. Partout, dans les villages environnants, personne ne consentait à leur vendre des oeufs, ni à lui, ni à sa femme, tellement ils étaient détestés partout. Jamais personne ne leur a vendu un oeuf.

Viktor :

Pour les battues, il a été obligé d'augmenter le salaire des traqueurs, car plus personne ne voulait traquer pour lui. Il a donc promis quatre-vingts francs par journée au lieu des soixante qu'il payait habituellement. Mais, encore une fois, il n'a pas tenu sa promesse : A la fin de la journée, il les a payés 60 francs. A la battue suivante, un peu plus tard, il avait invité ses amis, des pareils à lui. Les traqueurs étaient là, tous présents au poste. Quand il a sonné le début de la chasse, personne n'a bougé. Il sonnait, sonnait. La battue ne commençait pas ! J'étais en ligne avec les traqueurs. Je ne riais pas, car une journée de battue représentait le résultat de mon travail de toute l'année. J'ai tout de suite compris les motivations des traqueurs. Au bout de quinze minutes de vaines sonneries, le patron accourut vers nous en s'égosillant : "Quand je donne l'ordre, pourquoi ne bougez-vous pas ?" Je lui répondis : "Vous ne tenez pas vos promesses. Voilà pourquoi ils ne bougent pas. Si,la dernière fois, vous leur aviez donné les 80 francs promis, nous n'en serions pas là !" Il a tout de suite promis de donner, le soir même, 80 francs par personne. J'ai donc proposé aux traqueurs d'essayer. "Peut-être, cette fois dit-il la vérité ! Peut-être aurez-vous les 80 francs ? On verra le soir. Moi, je ne peux rien en dire." On a chassé toute la journée et le soir, il a payé à 80. Mais son coeur a saigné, je crois.

On était de nouveau déçu d'avoir un patron pareil. Heureusement, nous avons très vite eu quelques très bons amis qui venaient nous voir dans ce trou qui nous servait de logement.

Nous n'avions pas de voiture, aucun moyen de transport. Houyet était tellement loin. Comment faire les courses ? Quelques marchands passaient de temps en temps. A l'époque, il y avait des commerces ambulants qui desservaient ainsi la campagne, fort heureusement. Il me fallait des légumes. Ceux du marchand coûtaient cher. Nos moyens ne nous permettaient pas d'acheter tout ce qu'il aurait fallu. Un jardin nous aurait été très profitable, mais nous n'en avions pas. J'ai donc demandé à Madame de pouvoir disposer d'un petit morceau de terrain. Les patrons avaient un immense jardin, une grande villa, une grange et au bout de la grange était notre trou. Je pus avoir un morceau près de la grange, près de notre habitation. Mais ce n'était que du schiste. Il n'y avait pas de terre. Je ne pouvais pas bêcher. Par chance, ils ont aménagé un espace de tennis de l'autre côté de la route. Pour niveler le terrain, ils ont fait enlever de la bonne terre. Alors, là, par centaines de brouettes, j'ai transporté cette terre de notre côté, près de notre trou pour faire un petit potager. Je l'ai bien étalée. J'ai planté des légumes. J'en ai eu des légumes ! Heureusement, car nous n'avions pas grande diversité à manger. Je cuisais souvent des pâtes.

Viktor :

La pauvre, elle a travaillé dur ! Elle allait au village chercher des oeufs, elle en trouvait toujours. Mais à la patronne, les gens du village ne voulaient pas en vendre. Alors la fière Madame venait chez nous et demandait à ma femme de lui acheter des oeufs. Elle était détestée, à un point que parfois, malgré tout, nous en avions pitié.

Kamilia :

J'allais au village et partout où il le fallait, toujours à pied. C'était éprouvant. Le chemin était escarpé. J'allais chercher le lait, les oeufs et conduire le petit à l'école. Mon fils avait alors 4 ans. Il y avait un excellent instituteur au village. Il était gentil comme tout. L'école de Vers était petite, mais mon fils y a très bien progressé. A l'âge de 5 ans, il a commencé sa première primaire. Cet instituteur s'est beaucoup occupé de mon petit garçon. C'est ainsi qu'il a toujours été en avance. A dix-sept ans, il a terminé ses humanités et est rentré à l'université.

Mon mari travaillais dans les bois. Pour conduire mon fils à l 'école, Je laissais notre dernière seule à la maison. Chaque fois que je rentrais, je la trouvais en pleurs. Quand le petit a été habitué d'aller à son école, je le conduisais seulement à mi-chemin. Ensuite, je rentrais pour le bébé. Un beau jour, le petit descendait vers le village. Il devait passer devant une maison où régnait un chien méchant. Le pauvre garçon a été mordu par ce chien, épouvantable ! Il n'osait plus descendre par ce chemin. Il faisait un long détour par les prairies. Je regardais mon garçon passer les clôtures pour aller à l'école. Ma petite fille était seule à la maison. Il fallait que je rentre. Le pauvre gamin se débrouillait seul.

Plus tard, nous avons dû aller une fois à Bruxelles. Je ne sais plus pour quelle raison, une question administrative de papiers. Il fallait partir à pied à Houyet et de là prendre le train pour Bruxelles. J'ai confié mes enfants au village. Il y avait un vétérinaire à Houyet. Il avait une tante à Vers chez laquelle ses enfants aimaient rester. Elle avait accepté de garder les miens avec eux, pour un jour, le temps de notre voyage à Bruxelles. Le fils du vétérinaire avait l'âge de mon petit. Ils adoraient jouer ces garçons ! Ils sont allés dans la prairie. Ils ont trouvé un nid de guêpes et ont tenté de d'en découvrir les secrets. Nous n'étions pas là ! C'est toujours alors que ça arrive : Ces deux garçons ont été piqués par les guêpes ! Quand nous sommes rentrés, le soir, notre petit était méconnaissable. Il était piqué par-dessus la lèvre, sur la figure, partout. Il était gonflé, défiguré. Et malade comme un chien, le pauvre ! Il tremblait. Il avait mal. Nous avons appelé le médecin. Il a reçu des médicaments. Il était vraiment méconnaissable. Nous ne sommes plus jamais partis nulle part !

Nous sommes restés chez le docteur envers et contre toutes les misères. Au bout de trois ans, les gens du village étaient étonnés de nous voir demeurer là si longtemps. Pour, eux il n'y avait qu'un fou qui pouvait tenir le coup. Jamais personne ne restait plus de quelques mois. C'est que nous n'avions pas le choix ! Il nous fallait bien manger et nous loger. C'est le lot de l'immigré : Il doit se contenter de ce que les autochtones ne veulent pas.

Heureusement, il y avait le baron, ses visites, ses encouragements ! Voyant que nous n'avions aucune réponse à nos nombreuses lettres, aucune offre pour un quelconque emploi, Il s'est proposé pour essayer de nous trouver quelque chose d'un peu mieux, d'autant plus que nos patrons persistaient dans leur grossièreté et leur malhonnêteté. Nous étions très contents d'avoir enfin peut-être une issue à notre situation. Peut-être le baron allait-il nous trouver quelque chose de meilleur. Enfin, la noblesse allait-t-elle nous proposer une situation plus acceptable ? Personne n'avait répondu à mes lettres. Maintenant, avec l'aide du baron cela allait changer. Nous l'espérions. Mais le temps a passé. Le baron venait et nous expliquait que ses projets ne se concrétisaient pas. Il contactait beaucoup de personnes de son monde, mais sans résultat. Il nous disait que c'était difficile, que la plupart hésitaient à engager des nobles sous prétexte qu'on ne peut pas les commander. Par contre, certains se sont intéressés à nous. Petit à petit, des relations se sont créées avec la noblesse de la région.

Le temps passait et nous étions toujours dans notre trou. Les relations avec le docteur s'aggravaient. Nous supportions de moins en moins son caractère et celui de sa femme. Nous avons dit au baron que nous n'en pouvions plus. Il était tellement embêté de n'avoir rien trouvé qu'il nous a engagés lui-même. Il aurait voulu nous trouver quelque chose de mieux, mais il n'avait que ce poste de moitié ouvrier forestier, moitié garde-chasse. Nous avons accepté. Il a arrangé pour nous l'ancien égrisoir de pierres qui était dans un piteux état. Mais ça, c'est toute une histoire !


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