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Ceux du Forbot

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
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5. Le pays est devenu un goulag

Viktor :

Contre mon gré, j'ai appris le métier de maçon. Je l'ai pratiqué pendant des années pour nourrir ma femme et ma fille.

Vous le savez, j'avais fait cadeaux à l'Etat de ma maison, la demeure familiale. Le bâtiment a été attribué à une société publique dont une des activités concernait la construction. Puisque j'avais un beau diplôme de maçon, ils m'ont engagé. Tous les matins, à sept heures, je parcourrais les dix kilomètres qui séparaient mon travail de mon domicile. J'avais 34 ans. J'étais jeune. Cela ne me dérangeait pas de pédaler. Maintenant, je ne pourrais plus le faire !

Le courage, je l'ai tiré de mes enfants. Ce sont eux qui poussent les hommes. Les miens m'ont donné toute la force qu'il m'a fallu.

Ma fille est née en 49, en pleine terreur. Quand elle a eu 5 ans, nous l'avons mise à l'école gardienne. C'était mieux pour elle. Pour nous, c'était risqué, car on questionnait les enfants à l'école. Tout était bon pour démasquer les opposants au régime. La pensée du peuple était sous constante surveillance. L'enfant répète ce qu'il entend. Ils le savaient. Toutes les ruses étaient bonnes pour les faire parler. Il leur fallait tout savoir : quels étaient nos amis, nos relations. Allions-nous à l'église ? Fréquentions-nous des prêtres ? Fréquenter un prêtre était considéré comme hautement subversif.

Afin d'éviter plus de malheurs encore, nous avons pris l'habitude, ma femme et moi, de parler politique seulement entre nous et en allemand, pour que nos enfants, nos propres enfants, ne comprennent pas nos paroles. Nous ne pouvions pas leur transmettre nos pensées, c'était trop risqué, car les autorités pratiquaient une surveillance de tous les instants, partout. Il fallait absolument taire sa pensée. Notre soupape, c'était de parler entre nous, ma femme et moi, mais il ne fallait pas qu'on nous entende et surtout pas nos enfants innocents qui auraient pu nous trahir ! Celui qui n'a pas vécu cela, ne peut s'imaginer ce que c'est.

Kamilia :

Nous ne nous sommes pas rendu compte que les enfants souffraient de notre attitude. Ils comprenaient que nous avions des secrets que nous ne voulions pas partager avec eux. Cette langue que nous étions les seuls à connaître, ces papotages, les murmures qu'ils entendaient, pour eux, c'était un grand mystère, un tabou dont ils n'ont jamais parlé. Ils ne nous questionnaient pas. Même arrivés ici, après la naissance de leur soeur, quand nous étions sereins et rassurés, ils ne nous ont jamais parlé de ces secrets qui les isolaient de nous. C'est seulement maintenant, dans notre vieillesse, qu'ils nous racontent les sentiments qui les blessaient. Ils pensaient que nous n'avions pas confiance en eux, qu'il y avait inexorablement une distance entre eux et nous. Ils avaient peur de ce qu'ils percevaient comme un mystère. Ils avaient du chagrin de cette méfiance que nous avions à leur égard.

Quand mon mari et moi parlions entre nous en allemand, il était question de la situation du pays ou de nos amis : un était déporté, l'autre enfermé dans un camp de concentration. Beaucoup de nos connaissances ont été enfermées pendant des années dans des camps en Hongrie. Mon père y est resté cinq ans. Dans sa prison, les prisonniers étaient entassés les uns sur les autres. Beaucoup de prêtres croupissaient là, avec lui. Un de ces prêtres vit toujours. Il a l'âge de mon mari. Pourtant, chaque matin, il célèbre encore sa messe quotidienne. Nous avons toujours gardé un contact avec lui. Actuellement, il vit à Buda.

Mes beaux-frères aussi ont été enfermés. Le plus jeune, Étienne voulait fuir la Hongrie. Il a été attrapé à la frontière, alors qu'il essayait de passer entre les buissons, mais le rideau de fer était déjà très efficace ! Il a été condamné à deux ans de prison ferme. L'autre frère, Paul, l'aîné s'était fait coincer pour possession d'une image du cardinal Misenti. Il a été enfermé pendant huit mois à cause de cette photo. Le cardinal était en prison, bien sûr ! Son procès avait été retentissant. Il avait été accusé de fascisme par les communistes. Il a été torturé et encore torturé. De nombreux "témoins" ont défilé devant la barre, tous aux ordres pour soutenir l'accusation. Le pauvre cardinal est resté de longues années en prison. Sa photo avait été trouvée dans le tiroir du bureau de Paul lors d'une des fréquentes perquisitions que nous subissions. La prison était inévitable.

La police politique fouillait tout le temps. Elle arrivait à n'importe quelle heure. Nous appelions cela : "la sonnette de la peur". Le soir, quand la sonnette retentissait, c'était eux, immanquablement. C'était pour tout le monde pareil, dans chaque maison. Ils entraient, ils fouillaient partout. Chez nous, une fois, ils ont donc trouvé cette image du cardinal et ont emmené Paul. Le brave a immédiatement déclaré que cette photo lui appartenait. Heureusement, car sans ses aveux, nous aurions tous été arrêtés. Une autre fois, ils ont trouvé une petite douille vide dans une vieille caisse qui venait de chez moi et dans laquelle j'avais emporté mes affaires quand je me suis mariée. C'était une vieille malle oubliée. Elle ne contenait plus que quelques vieux papiers. La douille, je l'avais gardée en souvenir de la guerre effroyable qui avait failli me tuer. La balle avait frôlé mon oreille et s'était écrasée sur le mur derrière moi. Cette douille n'était qu'un souvenir. Mais la police politique voyait les choses autrement. Ils se mirent à chercher frénétiquement une arme, d'autres douilles, des munitions cachées... Bien sûr, ils n'ont rien trouvé. Ils ont emporté la douille et je ne pus échapper au procès !

C'était grave. J'avais beau expliquer que j'avais ramassé la douille pendant la guerre en souvenir de cette balle qui avait failli me tuer, mais rien n'y fit. Ils ne me croyaient pas. Ils étaient persuadés que j'avais gardé et caché l'arme qui avait tiré cette douille. Ils ont fouillé et encore fouillé. Je suis passée au tribunal. D'abord au tribunal régional, puis dans un autre, puis au troisième degré. J'étais condamnée partout. En fin de compte, tout en haut, j'ai été acquittée. Heureusement, pendant la procédure, je n'ai pas été emprisonnée. Sans doute espéraient-ils mettre la main sur un réseau en me surveillant. J'ai prié. J'ai beaucoup prié.

Un peu plus tard, j'ai été convoquée à la maison communale par la police politique. J'avais peur que l'affaire ne reprenne de nouveau, mais il fallait y aller ! J'avais rendez-vous. Si je ne m'y étais pas rendue, ils seraient venus et m'auraient emmenée par la force. Je n'avais pas le choix. Comme d'habitude, il y avait à l'accueil des types avec des mitraillettes. Ils m'ont très poliment priée de m'asseoir et ont commencé à me questionner avec amabilité : "Vous allez à l'église, n'est-ce pas Madame ? Vous allez tous les dimanches à la messe ?" Je leur ai répondu "Oui, bien sûr, Pourquoi pas ?" Puis tout doucement, toujours avec amabilité ils avançaient vers leur but : "Donc, si vous allez à la messe, vous êtes pro Misenti ?" Heureusement, j'ai prié le Saint-Esprit : Que devais-je leur répondre ? Oui, j'allais à la messe. J'étais décidée à ne pas renoncer à ma religion à cause d'eux. Je leur répondis en feignant l'humour : "Mais qu'est-ce que le cardinal Misenti a à voir là-dedans ? " J'ai pris de la hauteur par rapport à eux : "Pensez-vous que le cardinal Misenti sache qui de ce petit village va à la messe et qui n'y va pas ? Pensez-vous qu'il s'intéresse à quelqu'un comme moi ?" Ils ont été étonnés, se sont regardé l'un l'autre. J'ai compris qu'ils n'étaient pas sûrs d'eux. Ils m'ont encore posé des tas de questions. Ils voulaient savoir si je fréquentais le curé. Je leur ai dit que je n'allais jamais chez le curé et que le curé ne venait jamais chez nous. En fin de compte, ils m'ont laissée partir sans aucune menace de procès.

Nous avons beaucoup souffert de ce harcèlement, de ces continuels embêtements. Les policiers, des Hongrois grossiers et des Russes armés de mitraillettes, venaient sonner à n'importe quelle heure. Nous étions à leur merci.

Ils avaient pour but de nous déloger. Nous avions aménagé deux chambres dans notre ancienne demeure familiale. Cela ne leur plaisait pas. Pourtant, nous n'occupions que deux pièces, bien pauvrement aménagées dans la demeure dévastée, mais ce bâtiment nationalisé nous avait appartenu. Il fallait absolument nous faire partir de là. Ils s'étaient mis en tête de nous trouver un appartement. Ils n'ont rien trouvé. Nous avions déjà deux enfants. Ils ne pouvaient pas nous mettre à la rue.

Un jour, ils eurent une idée : Chez une vieille femme qui avait tenu café, il y avait une chambre vide : Voilà ce qu'il nous fallait ! Mon mari, devenu maçon, fut commissionné pour rénover la chambre. Bon ! Il n'avait pas le choix. Il se mit au travail. En réparant la cheminée écroulée, il fit une découverte terrible : un pistolet ! C'était épouvantable. Que faire ? Il ne dit rien à personne et jeta le pistolet dans le puits. Cacher une arme, c'était la pendaison assurée pour la vieille femme ou pour mon mari ou pour les deux.

Pour une question de vie ou de mort, nous ne pouvions pas parler de tout cela devant les enfants. Pourtant, nous aurions voulu éduquer nos petits selon nos principes. C'était impossible. Tout le monde était dans le même cas. La population étouffait sous la menace permanente de la police politique.

Quand ils voulaient absolument la peau de quelqu'un, ils pratiquaient toujours de la même manière : la sonnette, puis la perquisition. Ils entraient dans la maison, priaient les habitants de s'asseoir groupés à un endroit bien précis, sous la surveillance d'hommes armés. Une fois le décor habituel planté, ils commençaient leur perquisition. Ils s'attardaient sur les livres. C'était leur manoeuvre préférée. Ils feuilletaient les pages avec grand intérêt et découvraient avec stupéfaction les dollars qu'ils venaient de glisser dans le livre. C'était cuit ! La possession de devises occidentales était absolument interdite. Pour les contrevenants, c'était la pendaison ou, au mieux, la déportation en Sibérie.

Mon père a été emprisonné de 49 jusqu'en 54. Ils l'ont libéré mourant. Il avait attrapé la tuberculose en prison. Nous n'avions pas été prévenus de sa libération. Quand il est arrivé à la maison, il était méconnaissable. Nous l'avons reconnu par sa voix. Seulement par sa voix.

Le pauvre avait eu du mal à arriver jusque chez nous. C'était pourtant le seul endroit où il pouvait encore se réfugier. Comme pour tous les anciens prisonniers, Budapest, la capitale lui était interdite d'accès. C'est là pourtant qu'il aurait voulu se rendre, chez ma soeur et mes tantes. Il savait que sa seconde épouse travaillait dans une mine de charbon, très loin, dans l'Est. Le voyage était trop long pour lui. Il a dû renoncer à la retrouver. Il n'en avait plus la force. Dans le train qui le ramenait du camp lointain, il réfléchissait à tout cela et aussi à la façon dont il allait parcourir les cinq derniers kilomètres, entre la gare et chez nous. Quand il est descendu du train, le soir était déjà tombé. Fatigué, il s'affala sur un banc, devant la gare. Il était incapable de marcher pendant cinq kilomètres. Il était épuisé. Tant pis, il resterait là. Que faire ?

Il resta assis sur son banc pendant quelque temps, puis une auto passa. Il a fait signe. Elle s'est arrêtée. C'était deux grands communistes. Cette engeance là circulait souvent la nuit. Ces deux là, justement se rendaient à la maison communale de notre village. Une aubaine pour mon père, une chance extraordinaire, car à l'époque, très peu d'autos circulaient. En dehors des communistes, personne ne possédait de voiture. Mon père leur a expliqué qu'il se rendait chez sa fille. C'était un vieillard. Ils l'ont emmené. Une fois arrivé à la maison communale, il marcha jusque chez nous, dans le noir. Il pensait entrer par l'entrée principale, comme au bon temps. Il ne savait pas que nous avions étés relégués dans une chambre au bout du bâtiment. En contournant notre ancienne demeure, il faillit tomber dans la fosse sceptique que le nouvel occupant venait de creuser. Dans le noir, il ne l'avait pas vue. Il finit par nous trouver. Nous ne le reconnaissions pas. C'était en hiver. Sa moustache était couverte de glace. Il a parlé. Ce pauvre vieillard décharné, c'était mon père !

Il n'avait rien mangé de la journée, mais il n'a pu avaler qu'un oeuf à la coque. Rien d'autre. Nous l'avons couché dans notre lit. Le lendemain, nous l'avons emmené à l'hôpital, car il était en très mauvais état. Comme la plupart des prisonniers, il était rongé par la tuberculose. Dans les camps, ils étaient très mal nourris. Ils vivaient les uns sur les autres, dans l'humidité, la saleté, les poux.

Nous n'avions pas eu de ses nouvelles depuis longtemps. Nous ne savions même pas dans quelle prison il se trouvait. Ma deuxième mère, la pauvre, elle qui était si bonne, l'a cherché et cherché. Elle est allée dans toutes les prisons le demander, à travers tout le pays. On ne lui a jamais dit où il était. Elle ne l'a pas trouvé. Pendant des semaines et des semaines, elle l'a cherché, en vain. Puis un jour, elle a reçu une carte de mon père, envoyée du camp de concentration où il se trouvait pour n'avoir pas fauché ses maïs suffisamment tôt.

Il cultivait lui-même quelques terres, le peu que les communistes avaient accepté de lui laisser. En octobre 1949, la police politique est venue l'arrêter. Il était emprisonné dans notre arrondissement. Nous avons pu lui rendre visite. Au procès, les anciens ouvriers ont été convoqués. Nous avons également été appelés à la barre. C'était un grand procès dont le but était de prouver qu'il était incapable de cultiver ses terres. L'accusation dénonçait le fauchage tardif du maïs.

A notre grand soulagement, il a été acquitté. Nous étions très contents. Nous attendions sa libération, mais elle se fit attendre. Nous l'avons cherché. Personne ne pouvait nous dire où il était. Nous sommes allés d'un juge à l'autre pour avoir de ses nouvelles et réclamer sa libération suite à l'acquittement, mais en vain. Nous avons demandé aux agents de police. Personne ne pouvait nous dire ce qu'il en était. Le soir tombait. Nous ne voulions pas rentrer sans lui. Peut-être l'avait-on ramené à la maison ? Nous sommes rentrés, mais, non : là non plus, il n'y était pas. Impossible d'avoir des nouvelles. C'est à ce moment là que sa seconde épouse à commencé à le chercher de prison en prison, partout, dans tout le pays. Personne ne lui a dit où il était. Personne...

Au bout de deux mois, elle a reçu sa carte. Nous avons enfin su qu'il était incarcéré dans ce camp de concentration, si loin que nous ne pouvions même pas imaginer nous y rendre. Et c'est beaucoup plus tard, bien après la révolution, qu'il nous a raconté ce qu'on lui avait reproché et les tortures qui lui avaient été infligées.

Dès qu'il fut incarcéré sous le chef d'inculpation de "récolte tardive", ils ont voulu savoir où il cachait ses armes de chasse. Bien sûr qu'il avait été chasseur et un bon ! Bien sûr qu'il avait eu des armes, mais les Allemands les avaient confisquées depuis longtemps. Les tortionnaires n'ont rien voulu entendre. Ils l'ont battu et encore battu. D'une fenêtre du troisième étage, ils l'ont pendu dans le vide en le tenant par les cheveux et lui ont dit : "Sale baron, nous allons te laisser tomber et nous dirons que tu t'es suicidé."

Des armes, il en avait, bien cachées, malgré celles que les Allemands lui avaient confisquées. Sous les coups, les menaces de mort, malgré la douleur et le désespoir, jamais il ne dit rien. De toute façon, s'ils avaient trouvé les armes, ils l'auraient pendu. Foutu pour foutu, tout ce qu'il lui restait et que les communistes ne pouvaient pas lui prendre, c'était son courage, sa dignité, sa fierté.

Sa tuberculose était aggravée par une pleurésie. Il fallait pomper de l'eau hors de ses poumons. Le traitement a été long. De l'hôpital, il a été envoyé dans un sanatorium. Il était fort, mon père. Petit à petit, il a repris des forces. Au bout de deux ans, à part quelques séquelles, il allait bien. Il est rentré à la maison. Sa seconde épouse l'a soutenu pendant toute sa convalescence. Dès le lendemain de son retour, nous lui avions envoyé un télégramme pour lui annoncer sa libération. Elle a quitté la mine de charbon pour venir à son chevet. C'est elle qui s'en est occupée à l'hôpital.

Bien plus tard, quand le régime s'est un peu adouci, il a obtenu un passeport et a pu venir nous rendre visite, ici en Belgique. Le pauvre, il a fait tout le voyage en train ! Nous avons été le chercher à la gare de Liège. Il est resté deux mois chez nous. Nous lui avons caché toutes nos misères de réfugiés, le mauvais accueil chez la pauvre cousine et nos frustrations. Nous l'avons gâté. Il se contentait de si peu ! Il aimait les bananes. Il en a mangé ! En Hongrie, il n'y avait pas de bananes. Quand nous y retournions, nous en apportions toujours beaucoup, tant elles étaient appréciées de tous. Sa seconde épouse est venue aussi. Pendant les deux mois de son séjour en Belgique, elle a travaillé : Elle est restée au chevet d'une vieille dame et l'a accompagnée jusqu'à son dernier souffle. Ma seconde mère était une femme très gentille et très dévouée.

Elle avait appartenu à la noblesse de haut rang. Les communistes le lui ont bien fait payer. Malgré son instruction, elle a dû travailler dans une mine de charbon. Pour elle, il n'y avait pas d'autre travail. C'était leur façon à eux de détruire la noblesse. Ils pensaient nous "faire tous crever", comme ils disaient, mais personne n'est mort de ces travaux lourds. Tout le monde a tenu le coup, grâce à la force morale.

Ma belle-soeur a été déportée à l'intérieur du pays. C'était la punition la moins sévère. Ce n'était pas la prison, ni le camp de concentration. Dans la grande plaine hongroise, la Puszta, le pouvoir réquisitionnait des chambres chez les paysans et y installait les "déportés". Les fermiers n'étaient pas très contents de devoir accueillir ces indésirables de la ville, mais ils n'avaient pas le choix. Ma belle-soeur adorait la campagne. Elle était enchantée de se retrouver là. Elle a travaillé au kolkhoze comme un homme. Elle participait à tous les travaux des champs. Son mari, Étienne était emprisonné pour avoir tenté de quitté le pays.

Les déportés n'étaient pas seulement des conjoints de condamnés. Le pouvoir déportait pour un oui ou un non. La politique était de vider Budapest afin d'éviter que des liens ne se créent entre les gens. Il fallait éviter la formation de clans. La moindre association pouvait devenir un mouvement. C'était strictement interdit. Même les réunions de famille étaient interdites, même à la maison ! Tous les gens qui faisaient un tant soit peur aux communistes étaient dispersés dans la vaste Puszta. Leur condition n'était pas trop mauvaise. Par contre, ceux qui ont été déportés en Sibérie ont beaucoup souffert. Nombreux sont ceux qui n'en sont jamais revenus. Deux de mes cousins germains y sont restés 8 et 10 ans. Ils sont morts tous les deux de la tuberculose. Ils avaient été victimes de rafles. Comme beaucoup d'autres, la police les avait ramassés dans la rue, comme ça, sans raison ! Il leur fallait des gens pour travailler en Russie, pour remplacer les hommes enrôlés dans l'armée. Ces deux cousins étaient très intelligents. Ils avaient un avenir prometteur. L'aîné lisait un livre par jour. Déjà quand il était enfant, il ne jouait pas avec nous. Il lisait. S'il n'y avait eu le communisme, il serait devenu quelqu'un d'important ! Mais ils l'ont usé avec des travaux manuels harassants. Là-bas, plus encore qu'au pays, la nourriture était de mauvaise qualité et insuffisante. L'espoir faisait cruellement défaut.

Le vrai communisme a commencé en 48 quand tout a été nationalisé. Les propriétaires ont dû quitter leur bien. Les arrestations étaient journalières. Tout le monde devait travailler. Mon mari a appris le métier de maçon, car seuls les travaux manuels trouvaient grâce à leurs yeux. J'ai eu ma fille, puis mon fils. En tant que mère, ils m'ont laissée à la maison. Ma grande occupation était de trouver à manger. Je fabriquais des pâtes, des pâtes de toutes les sortes avec la farine que je trouvais. Il n'y avait pas de graisse, pas de beurre, pas de viande....

Nos anciens ouvriers travaillaient dans le kolkhoze. Ils n'avaient pas le choix. Ils travaillaient la terre. Par contre, nous ne pouvions pas, car elle nous avait appartenu. C'était comme ça ! Le chef communiste qui habitait la plus grande partie de notre ancienne demeure, rêvait de nous mettre dehors. Il ne supportait pas de nous voir là. Nous n'occupions pourtant que deux pièces, tout au bout, à l'arrière. Chaque fois qu'il le pouvait, il nous faisait des misères. Parfois, la nature fait bien les choses : Nous étions en Belgique depuis peu quand nous avons appris sa mort. Je n'ai pas de honte quand je dis que l'annonce de son décès m'a réjouie.

La révolte était dans les coeurs, bien cachée. Parfois, elle éclatait en étincelle vite et durement réprimée. Beaucoup se suicidaient, comme ce jeune homme en Tchéquie qui s'est immolé par le feu et dont on a parlé ici. La plupart sont morts ignorés du monde.

Le plus dur était l'absence de liberté, l'aliénation de notre situation sociale, certes, mais surtout de nos valeurs morales et culturelles, la destruction des richesses intellectuelles, de notre pensée. Nous étions soumis à l'inculte. En 56, la Hongrie s'est révoltée. C'était beau. Nous avons vécu un moment inoubliable de liberté, de solidarité, de fraternité.


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